El otro Cristóbal apparaît comme le frère aîné halluciné de Soy Cuba de Kalatozov, les tournages des deux films s’étant succédés immédiatement dans les studios de l’ICAIC. Si Armand Gatti a répondu à l’appel du gouvernement castriste, à l’instar de ses amis Chris Marker et Agnès Varda (présente sur l’île au même moment), il y réalise pourtant son film le plus poétique, profitant d’une liberté esthétique totale pour adopter un ton onirique qui a déstabilisé le public cannois lors de son unique projection française en 1963.
Dès la scène d’ouverture, l’univers du film se trouve contenu dans une sphère où se déroule une sorte de carnaval divin d’où l’on observe la Terre. Dans une perspective dantesque, le récit consistera, pour un dictateur déchu, à passer d’une sphère à l’autre, chacune d’elles représentant une étape différente vers le paradis ou l’enfer. Dans le même temps, sur Terre, Cristóbal, double burlesque de Castro lui-même, organise une révolution populaire. La forme du film s’attache alors à traduire visuellement l’antagonisme entre ces deux mondes. Armand Gatti fait tournoyer les décors célestes pour mieux les inscrire dans des globes en multipliant plans obliques, panoramiques accélérés ou renversements de l’image. Les séquences terrestres, au contraire, apparaissent beaucoup plus planes et symétriques, le réalisateur jouant même avec la géométrie spatiale dans des scènes de poursuites aux ressorts comiques évidents. Changeant constamment de ton et de rythme, le film trouve son unité dans la superbe image de Henri Alekan, chef opérateur de prestige ayant notamment travaillé sur La Belle et la Bête de Jean Cocteau, dont on retrouve ici un peu du scintillement.
Esthétique et politique de l’avenir
L’audace formelle de El otro Cristóbal se double d’un discours politique qui, loin de toute volonté propagandiste, fonctionne sur le mode de la fable. Sa morale réside dans un impressionnant plan final dévoilant peu à peu l’étendue de la forêt cubaine, comme un monde à part entière. À bien des égards, l’intrigue céleste agit comme un révélateur des travers de la société bourgeoise et capitaliste régie par la dictature (les jeux d’argent, la secrétaire qui ne s’exprime plus que comme une machine à écrire, la confusion, voire l’inversion, constantes entre le bien et le mal – le paradis et l’enfer devenant deux termes interchangeables), alors que des références au sacré transcendent le parcours de Cristóbal à la rencontre de la population cubaine. Prenons l’exemple de l’évocation mythologique du passage du Styx dont Gatti propose deux versions. Tout d’abord, la scène proprement céleste où le dictateur doit traverser un cours d’eau sur une barque pour atteindre la sphère du paradis est tournée en ridicule lorsque l’embarcation, sans fond, laisse s’échapper les jambes du personnage qui patauge dans l’eau. L’aspect grotesque de l’anecdote annule toute dimension mystique. Plus tard dans le film, une vierge sacrée accompagnant Cristóbal sur Terre meurt de la tuberculose. Le rite funéraire se déploie alors à son tour sur une barque, jusqu’à ce que le cercueil soit jeté en mer pour permettre à la jeune femme d’atteindre l’autre monde. Les emprunts de Gatti à l’iconographie religieuse populaire sont évidents et transforment la morte en figure sainte chantée et pleurée par tous. La scène est exclusivement filmée en plans penchés dans une évocation délibérée du mouvement circulaire qui lie la Terre à l’au-delà.
L’autre dimension politique passionnante du film réside dans la réflexion qu’il propose sur le pouvoir des images. À l’aune de sa scène d’ouverture où les visions terrestres apparaissent au moyen de projections imitant une salle de cinéma, toute l’intrigue peut être vue comme une lutte entre des images incarnées et vivantes (celles de Cristóbal et du peuple observés d’en haut) et des représentations fantômes synonymes de mort, allant des portraits de dirigeants fantoches au-dessus desquels on agite un pendule pour connaître leur espérance de vie, jusqu’à l’apparition dans le ciel du spectre du dictateur tout-puissant, immédiatement contredite par la détermination de la foule, en passant par le reflet létal du despote dans le miroir. La première image de la vierge bientôt sacrifiée, en reprenant les traits d’une icône, sanctifie, quant à elle, la foi populaire face à un ciel tyrannique et dévoyé. Armand Gatti propose ainsi un poème au long cours qui prend résolument le parti du peuple cubain.