Parallèlement à la rétrospective de certaines de ses œuvres à la Cinémathèque Française, Armand Gatti est mis à l’honneur par les Éditions Montparnasse, qui éditent sa série de films Le Lion, sa cage et ses ailes. Ce double DVD est le premier d’une nouvelle collection dirigée par Nicole Brenez et Dominique Païni, intitulée « Le geste expérimental ».
C’est bien d’expérimentation qu’il s’agit ici, ne serait-ce que parce que le projet d’Armand Gatti met à mal la notion d’auteur : « Pas un film sur, ni seulement pour, un film bien sûr avec, mais plus profondément selon les ouvriers » indique Nicole Brenez dans le texte de présentation qui orne la jaquette. Ceux qui sont censés être sujets de ces films – des travailleurs immigrés de la région de Montbéliard – prennent leur propre représentation en main. Plutôt que de les faire parler, Gatti, issu lui-même d’un milieu similaire au leur, prend le parti de les faire faire. Chaque film contient donc le récit de sa propre genèse, réflexivité renforcée par le fait que ces « films se faisant » sont ensuite remodelés par le montage – d’une infinie richesse – et les commentaires de Gatti pour s’inscrire dans la cohérence du projet. La mise en abyme, constante sur le plan visuel aussi bien que dans les scénarios, va parfois jusqu’à insérer un film dans le film : le film géorgien, par exemple, « débute » seulement au bout de vingt minutes. Mais en fait, les limites ne sont jamais vraiment nettes et la réponse à la question « qui parle ? » reste dans un flou légitime puisque de toute évidence, ces œuvres relèvent d’un travail véritablement partagé. Le médium adopté (vidéo baveuse en noir et blanc), dans sa matérialité et son humilité, s’inscrit logiquement dans ce processus réflexif : les travailleurs sont invités à se confronter à une image qui n’est pas sublimée, mais reflète au contraire la simplicité de leurs conditions de vie. Il est clair que la raison d’être de ces films n’est pas seulement d’exister en tant que produits finis, mais de témoigner de la dynamique d’une expérience humaine.
Les huit films qui composent la série, réalisés entre 1975 et 1977, sont aussi semblables dans le dispositif général dont ils émergent qu’éclectiques dans leurs formes particulières et dans les thèmes qu’ils abordent. Chacun, à l’exception du premier et du dernier (respectivement introductif et conclusif), émane d’une communauté précise (polonaise, marocaine, italienne…), bien que l’échelle de celle-ci puisse se réduire à un seul individu (Radovan pour le film yougoslave) ou à une seule famille (pour le film espagnol). Si les thèmes du travail, de l’émigration et de l’identité culturelle, forcément entremêlés, sont toujours présents, ils sont abordés sous une grande variété d’angles : dans le film yougoslave, on s’attarde précisément sur l’emploi du temps du personnage et sur ses déboires avec la grande machine Peugeot, tandis que le film géorgien se concentre quasi exclusivement sur la question du rapport de cette nation à son histoire – tout en évoquant les raisons pour lesquelles la question ouvrière n’est pas abordée.
À l’intérieur même des films, toujours très segmentés, différents types de séquences cohabitent, depuis des événements pris sur le vif jusqu’à des mises en scènes fictionnelles inspirées d’expériences vécues, en passant par des montages d’images fixes et autres séquences animées. De même, dans la bande-son se côtoient des prises de son directes, des textes dits ou lus par des travailleurs, mais aussi et surtout, les commentaires qu’énoncent Armand Gatti et Hélène Chatelain. Plus ou moins prégnantes selon les films, ce sont ces voix qui les tiennent, individuellement et en tant qu’ensemble, en éclairant ou orientant les images dans une multitude de directions. Elles décrivent, commentent, analysent avec acuité, malice et poésie les situations et personnes sur lesquelles se basent les films, en versant parfois dans un registre plus nettement sarcastique. Ainsi cette séquence où la voix masculine débite avec un ton de maître d’école tous les stéréotypes dont sont affublés les « youyous ».
La question du racisme est bien sûr présente dans certains films, mais c’est un sujet qui, comme celui de l’aliénation par le travail, n’est jamais prétexte à victimisation, mais avant tout à la manifestation de la puissance d’agir et de penser de ces travailleurs, qui ne manquent pas de remettre en question le politiquement correct (l’Italien Gian Luca n’hésite pas à affirmer qu’il n’y a pas pire raciste que l’émigré) ou de soulever les limites de la représentation filmique. C’est bien là la plus belle manière de faire du cinéma militant : non pas débiter des affirmations, mais faire émerger des contradictions et solliciter l’imagination.
Dans cette logique, les films se refusent à ce que leur principe d’organisation devienne un carcan : le découpage des groupes par communautés est tempéré par des incursions récurrentes dans chaque film de questions et personnages émanant d’une autre. Et réciproquement, l’unité de chaque groupe est régulièrement remise en question, que ce soit d’un point de vue culturel – les Italiens du nord se sentent différents de ceux du sud – ou d’un point de vue humain, par l’intégration au récit des désaccords sur le film à faire dans les films marocain et espagnol.
On est ici face à l’expérimentation dans ce qu’elle a de plus vivifiant : plaisir de créer, de jouer, de trouver le sens par des chemins détournés. On est aussi face à un geste puissant, qui est mis en valeur par le matériel accompagnant les films : un entretien avec les réalisateurs, un texte analytique de Jean-Paul Fargier ainsi que des reproductions des très belles affiches réalisées pour chaque film. On ne peut qu’espérer que les prochains opus de la collection « Le Geste expérimental » confirment à quel point elle porte bien son nom.