Les premières images de L’Envers d’une histoire nous tendent un piège, peut-être le même auquel s’est confrontée la réalisatrice Mila Turajlić quand elle a les a filmées : le cliché du secret qu’on suppose caché derrière une porte condamnée. Lorsqu’on découvre Srbijanka Turajlić, la mère de Mila, dans l’appartement familial de Belgrade en train d’astiquer les serrures de portes dont elle n’a plus la clé, on est tenté d’anticiper un tel mystère. Pourtant, quand à la fin du film on pourra enfin déverrouiller ces portes, aucune grande révélation n’en sortira – seulement la stupeur, et aussi sans doute l’accablement, de cette dame âgée qui ne pensait plus pouvoir contempler de nouveau des vestiges qui n’existaient jusque-là plus que dans ses souvenirs. Car les portes, en somme, auront moins servi le film pour leur fonction de garde que pour leur statut de symptôme, de par l’incongruité de leur existence même : symptôme d’une décision politique arbitraire (la partition de l’appartement en 1948 sur ordre du pouvoir titiste), symptôme d’une histoire nationale tourmentée dont les lieux et leurs occupants ont été les témoins privilégiés. L’immeuble même, apprendra-t-on, a été construit sur commande de l’arrière-grand-père de Mila, Dušan Peleš, qui fut en 1918 l’un des signataires de la constitution unificatrice de la Yougoslavie – le destin d’un tableau représentant la scène s’invitera d’ailleurs facétieusement dans le documentaire. Quant à Srbijanka, militante pacifiste au long cours et de ce fait en butte à toutes les formes de nationalisme et d’autoritarisme qui ont agité la Serbie depuis le régime de Tito jusqu’à nos jours, elle constitue de son côté une forme singulière et contestataire de mémoire nationale.
Revers sur un visage
Quoique fermées, ces portes donnent bien à Mila Turajlić l’accès à son projet documentaire : conter une perspective de l’histoire de la défunte Yougoslavie depuis les murs de l’appartement familial (avec quelques sorties chez la voisine, détentrice de la partie qui en a été séparée), avec sa propre mère pour guide. Le film alterne les entretiens mêlant considérations personnelles (parfois communes) et anecdotes historiques, les événements venus de l’extérieur suscitant aussi la rétrospective (comme des visites de camarades militants), et des archives télévisuelles nationales jusqu’ici rarement vues (en tout cas dans le reste du monde) sur les événements qui ont meurtri la région ces dernières décennies. Il apparaît qu’au-delà de ce savant montage, l’approche conciliant les mémoires historique et familiale doit l’essentiel de sa bonne tenue à l’évidence de l’implication personnelle de la réalisatrice : d’abord parce que même en restant derrière la caméra (ce qui n’est pas toujours le cas), elle ne peut s’empêcher de manifester sa familiarité avec les lieux et les sujets ; ensuite de par son lien filial toujours mis en exergue avec la principale commentatrice de son film, laquelle s’en révèle aussi, à la longue, le plus solide fil rouge. Car tout le récit ramène invariablement à Srbijanka, se trouve polarisé par elle : son statut établi de dépositaire de mémoire ; ses commentaires oraux, historiques et personnels, toujours incisifs, dans la satisfaction comme dans la désillusion (voir son ironie d’être célébrée pour ses combats qu’elle considère, pour sa part, comme des échecs au regard de la situation actuelle du pays) ; enfin, sa présence physique à l’écran, aussi évocatrice que ses mots. Le film tient sans doute là sa plus belle part, car sa moins explicite : ce visage maternel, mûr et rugueux, de presque tous les plans hors archives, dirigeant sur son vis-à-vis un regard où brillent la foi des combats passés et le scepticisme du présent, mais vibrant également de tics nerveux que l’on croit symptômes d’un ressenti moins lisible, plus intimidant, qui étoffe le personnage au-delà de sa position de garante de la mémoire et de la droiture morale. Voilà un fascinant visage de cinéma, dans les aspérités duquel L’Envers d’une histoire achève de trouver son âme.