Ezra, c’est le prénom d’un jeune garçon de seize ans, fictif mais semblable à trop de cas réels, interrogé par le tribunal de « réconciliation nationale » qui, lui, fut bien constitué en Sierra Leone en 2002 pour élucider les crimes commis au cours de la récente guerre civile. Ancien enfant-soldat formé à la guerre à renforts de drogues, d’alcool et d’abrutissants discours de haine, Ezra n’a aucun souvenir du crime dont sa sœur l’accuse devant les juges : le massacre de leurs propres parents. Ainsi posé, le film navigue entre deux temps et deux genres : les scènes de procès statiques, où le tribunal butte contre un accusé détaché et paradoxalement fragile, alternent avec les images de vie militaire sans but et de guerre civile aveugle où la nature de l’ennemi n’a plus aucune importance, absurdité exacerbée par l’extrême jeunesse des combattants.
Né lui-même dans un État meurtri qui n’a existé que pendant trois ans, le Biafra, Newton Aduaka a été formé au cinéma en Grande-Bretagne. Ceci explique sans doute dans sa réalisation des réflexes familiers au cinéma européen tels ses emplois de la caméra portée, notamment pour les scènes de combats. Le film doit aussi, sans doute, à un désir de porter le sujet à un public international le fait qu’on y parle exclusivement l’anglais, certes langue officielle de la Sierra Leone, mais au détriment de tout emploi d’une langue locale. Ces concessions à un devoir d’accessibilité qui, on le sait, n’est pas vraiment le meilleur ami de l’expression artistique, pourraient limiter le propos du film, si n’y transparaissait pas malgré tout un regard sincère et d’une lucidité intacte sur son sujet. Les choix d’Aduaka, si peu inédits qu’ils soient, servent à porter ce point de vue et cette perception du réel, au contraire d’un académisme tendant à vouloir d’abord assurer la sécurité de techniques éprouvées au détriment de la vérité de ce qui est filmé. C’est pourquoi le cinéaste mène habilement le récit sans jamais être encombré par les conventions formelles, et que la violence et le chaos qu’il filme éclatent à l’écran sans être étouffés. Même l’alternance classique entre flash-backs et présent sert à la longue la restitution du chaos de l’histoire récente de cette guerre et de l’histoire personnelle d’Ezra. Un rythme haché entre le formalisme de prétoire et la brutalité de l’arrière-pays, un passé de plusieurs années reconstitué par morceaux épars et rugueux : il ne faut pas beaucoup d’effets à Aduaka pour rendre à la fois la perte de notion de temps dans un environnement qui n’est que violence, et l’instabilité d’un après-guerre douloureux portant ses souvenirs comme des stigmates.
« Guérison inaccomplie »
Toute l’amère lucidité du film sur son sujet se retrouve dans son personnage principal amputé de l’intérieur dont il ne fera pas un héros. Alors que le parcours du trop jeune guerrier prend souvent les dangereux sentiers d’un récit de rédemption lénifiant, il reste un parcours chaotique et au but incertain, auquel il manque la pleine conscience des actes. Au combat, sur les chemins ou à son procès, Ezra est rarement acteur de son destin, guidé le plus souvent par la furie, la peur, la dépendance ou simplement l’inconscience. Et quand il semble prendre l’initiative, le décalage entre ce qu’il sait et ce que le spectateur a appris remet insidieusement en question la portée et le sens de ses actes. Ainsi chemine-t-il avec sa sœur aimante dont la langue a été coupée par un de ses propres frères d’armes, et qui connaît le parricide que lui a oublié avoir commis. Le souvenir menant à la rédemption (conclusion rassurante qu’on attendrait en d’autres films), Ezra ne connaîtra ni l’un ni l’autre, jouet in fine des tours que joue à son corps son mental torturé.
Même le carton final consensuel appelant au souvenir des milliers de morts et à la vigilance ne dissipe pas, voire prolonge malgré lui, cette amertume née de la guérison inaccomplie des plaies d’une guerre sans nom. Au-delà de ces quelques accommodements concédés à sa mission un rien lénifiante de « prise de conscience internationale », Ezra transmet à l’image une sincérité et une lucidité de regard précieuses — juste assez, en passant, pour faire oublier qu’une obscénité racoleuse comme Blood Diamond ait pu, il n’y a pas si longtemps, se permettre d’exploiter le même sujet.