Attention, mesdames et messieurs, voilà du lourd, du sérieux, de l’ultra-calibré pour les Oscars, le genre de film avec lequel on ne rigole pas. Pour son troisième essai derrière la caméra, Denzel Washington s’attaque à un monument du théâtre américain du 20e siècle : Fences, pièce écrite par August Wilson en 1983, lauréate entre autres du prix Pulitzer et d’un Tony Award en 1987. Washington est en terrain connu : il a déjà joué la pièce à Broadway aux côtés de Viola Davis, et les deux comédiens ont remporté un Tony pour le rôle. Il n’est donc guère étonnant de les voir reprendre ces deux beaux personnages à l’écran, dans un timing judicieux : au moment où Trump arrive au pouvoir, le propos de Fences, qui entremêle l’intime et le politique, vient à point nommé rappeler à l’Amérique que la culture noire américaine n’est pas réductible aux films sur l’esclavage et aux biopics hagiographiques.
Le monde est une scène…
Pour la subtilité, en revanche, on repassera (ou on préfèrera cette année se tourner vers l’autrement plus ambitieux Moonlight). Fences est, formellement du moins, ce que l’on peut redouter de pire dans ce type d’adaptation : une longue, très longue pièce de théâtre filmée qui, passé une introduction dans les rues de Pittsburgh, n’est qu’une interminable succession de joutes verbales et de démonstrations de force par des acteurs en pleine séance de cabotinage. Au cœur du film, il y a bien l’histoire d’un couple qui cache, derrière le vernis de la complicité rodée et d’une jolie tendresse, des secrets bien enfouis et son lot de rancœurs et de frustrations. Il y a bien aussi une volonté de révéler, sous le folklore de la classe ouvrière noire américaine des années 1950 (l’argot et l’accent à couper au couteau, la simplicité des maisons en brique sagement alignées dans des rues calmes), l’universalité des préoccupations d’une famille plutôt simple (l’argent, l’amour, la fidélité, l’avenir des enfants) et l’inévitable déterminisme social qui les condamne. Le texte d’August Wilson, qui a également écrit le scénario du film, est parfois beau dans sa volonté de broder autour de stéréotypes un peu fatigués pour à la fois les disséquer et les déconstruire. Tout est vrai, nous dit-il, mais tout est à la fois beaucoup plus complexe et beaucoup plus banal que vous ne l’imaginez. Les rêves perdus d’un père forgent la frustration et la jalousie qui s’abattent sur les générations suivantes. La bienveillance soumise d’une mère trouve une forme de revanche dans les limites de ce que l’environnement social de son époque pouvait tolérer. Et les enfants tentent tant bien que mal de se hisser au-dessus de l’inéluctable transmission des malheurs familiaux. Fences est intéressant quand il fait de ses personnages autre chose que les symboles raciaux d’une Amérique prise en étau entre sa propre culpabilité et son racisme décomplexé : en somme, quand le film s’attache à dresser le portrait d’une humanité fatiguée dont l’héritage culturel est une composante de ses tourments, pas sa seule source.
… et Denzel en est la seule et unique star
Cette réussite partielle est à mettre au crédit du texte de Wilson, et l’on ne peut pas dire que la mise en scène de Washington lui rende service. L’essentiel de l’action du film se passe dans et autour de la maison du couple : l’arrière-cour dans laquelle le personnage joué par l’acteur-réalisateur construit une clôture (les fameuses « fences » du titre qui sont, évidemment, également symboliques), le salon, la cuisine, la rue… Washington ne fait même pas l’effort de s’interroger sur la représentation cinématographique de cet espace qui est à la fois, pour les personnages, le doux foyer et la prison de laquelle personne ne peut, ni ne veut s’échapper. C’est d’autant plus dommage que la maison elle-même est un enjeu important pour les deux héros du film – mais Washington ne se préoccupe de filmer que ce qui occupe l’espace, pas la façon dont cet espace est investi. Dès lors, Fences se révèle tel que l’acteur-réalisateur le veut réellement : une rutilante machine à rafler des prix d’interprétation, un écrin de luxe pour permettre à ses comédiens de montrer l’étendue de leur talent. Des deux rôles principaux, c’est Viola Davis qui s’en sort le mieux. Si l’on excepte une longue scène de crise de larmes et de nez qui coule qui sera probablement le segment du film qui illustrera la nomination de l’actrice le soir de la cérémonie des Oscars, Davis parvient à donner à son personnage une belle palette de nuances. On n’en dira pas autant de son partenaire de jeu, qui en fait des caisses dans tous les registres : la gouaille, l’autorité mal placée, les regrets, la culpabilité, la colère… Le théâtre filmé de Denzel Washington n’a pour seul objectif, dès qu’il est à l’écran (soit 90% du film), de mettre en lumière sa technique outrancière et grossière, qui absorbe tout et écrase tout : le texte, ses partenaires de jeu, l’objet cinématographique lui-même. Plus rien n’existe dès lors, pas même le cinéma. La fin du film tend à prouver de toute façon que Washington ne sait absolument pas quoi faire d’une caméra : sa conclusion compassée, au symbolisme religieux aussi risible que douteux, remet le destin de son personnage entre les mains d’un pouvoir divin de pacotille, évacuant toute la portée humaniste du film d’un coup de vent. Aux Oscars de la grosse meringue riche en calories, Fences gagne haut la main.