Moonlight ressemble à un rêve de film. À un film rêvé, aussi : un film que nous aurions attendu depuis longtemps sans trop oser y croire, délaissant régulièrement le cinéma américain pour des séries capables d’aborder les sujets auxquels le grand écran semblait avoir renoncé. Un film qui accorde harmonieusement la forme au fond et rappelle qu’il n’est pas d’histoire que l’écriture cinématographique ne soit capable de transcender par son inventivité, son aptitude à faire conjuguer le langage des images à la profondeur et l’intelligence d’un propos.
À rebours
Moonlight est un film lumineux, qui irradie de cette lumière qui ne peut naître que de l’obscurité. Sur un canevas a priori classique (un enfant, issu des quartiers populaires de Miami, élevé par une mère accro au crack et prostituée occasionnelle, va faire le difficile apprentissage de la vie avec le soutien d’un père de substitution), Barry Jenkins construit une fresque intime en trois temps : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. Trois temps qui racontent la (dé)construction d’un enfant mutique et complexé en homme qui s’est fabriqué une armure pour survivre. Mais Jenkins ne se contente pas de dérouler un récit d’apprentissage, il y incorpore deux éléments fondamentaux. Le premier, c’est la prise de conscience du petit Chiron (surnommé Little) de son homosexualité, d’abord à travers le regard des autres, comme souvent, puis à travers une première expérience, qui lui reviendra en pleine face. Le second, c’est une forme de twist habile, aussi doux qu’inattendu, qui dans la troisième partie du film déjoue les attentes, les inquiétudes que des décennies de films prenant pour sujet la communauté noire et pauvre des grandes villes américaines ont fait naître chez le spectateur : la certitude qu’un drame va arriver, que les guns vont faire leur loi, que l’enfant fragile devenu dealer costaud va payer son tribut à la société. Le talent de Jenkins réside dans sa volonté de déjouer cette attente comme l’on s’acharnerait à prouver que le déterminisme social est un leurre, et par là-même de rendre le plus vibrant hommage qui soit au pouvoir cathartique du cinéma. Moonlight n’est donc pas l’histoire d’une descente aux enfers, mais le récit d’une renaissance au monde et à soi dans l’amour et le pardon.
La caméra bienveillante
Bien sûr, la série The Wire est passée par là, avec son personnage d’Omar, dealer caïd, noir et gay, d’une complexité et d’une profondeur telles que Hollywood semble avoir pris peur, bien incapable de s’en inspirer pour s’émanciper des stéréotypes habituels. Barry Jenkins lui doit sans doute beaucoup, mais Moonlight ne ressemble à rien à The Wire. Les parti-pris esthétiques du film s’inspirent plus d’un Malick à ses meilleures heures, caméra caressante qui serre les visages sans les étouffer, à hauteur d’enfant, de femme et d’homme, enivrée par les silences, les couleurs, les sensations. Jenkins laisse souvent sa caméra divaguer au gré des gestes de ses personnages, mais chaque plan est pensé comme une photographie qui tente de faire vivre le mouvement dans la capture d’un instant. Le film n’est pas exempt de coquetteries superflues, tels ces flous et mises au point un peu chichiteux, mais qu’importe : Jenkins est si amoureux de ses personnages que sa bienveillance inonde chaque plan.
Si Little / Chiron / Black (ses trois noms au gré des trois grandes étapes de sa vie) est bien le personnage central de Moonlight, écrit, joué et filmé avec une belle palette de nuances, celles et ceux qui gravitent autour de lui font l’objet de la même attention par le cinéaste. Ce soin apporté à l’écriture, ce désir de saisir avec acuité toute l’humanité de chaque personnage, de ne pas céder aux facilités scénaristiques, de privilégier le hors-champ et les ellipses autant que possible, hissent le film vers des sommets de délicatesse et vers une fin où tout est parfaitement en place, s’autorisant même une légèreté, un humour feutré qui seraient ici une des formes d’expression de la résilience. Moonlight s’achève sur la plus belle scène de diner vue au cinéma ces dernières années, et sur un plan final voué à devenir mythique. L’Amérique de Trump paraît bien sombre, mais avec des Barry Jenkins derrière une caméra, la résistance est en marche.