Lassés des mauvais traitements et de l’exploitation des fruits de leurs entrailles, les bêtes d’une ferme anglaise expulsent le propriétaire, puis s’organisent en une communauté collectiviste où l’humain est hors-la-loi et les animaux tous égaux en droits. Mais l’un d’eux, le porc berkshire Napoleon, estime que lui et sa clique devraient être, selon l’absurde formule désormais consacrée, « plus égaux que les autres », et ne tarde pas à le faire savoir en s’octroyant un pouvoir qu’il maintiendra d’une patte de fer et de sang. Le spectateur l’a vu venir d’assez loin, grâce aux bons soins de ce film d’animation qui, dès la première apparition du personnage et de ses futurs sbires, les croque avec force grimaces et rictus sinistres — seul son rival, Snowball le légaliste démocrate, et leur aîné, Old Major le sage déclinant, ont droit à un adoucissement du trait, mais globalement l’espèce porcine n’est guère choyée par la réalisation, qui la désigne d’emblée comme la faction problématique de la communauté, source de tous les égarements politiques, entre comploteurs, jouisseurs et idéalistes excessifs. Adaptation d’un livre, le film en illustre les caractères avec un zèle qui pose la question de sa méthode.
Édification
La Ferme des animaux (1954) constitue peut-être le cas le plus emblématique des adaptations littéraires au cinéma prises dans les pièges idéologiques de leurs temps — lesquels, dans ce cas précis, sont aujourd’hui encore un peu les nôtres. À l’origine, il y a la célèbre satire politique écrite en 1944 par George Orwell qui, voyant son idéal de socialisme démocratique trahi, déguisait là en fable une relecture très critique de l’histoire de l’URSS depuis la révolution d’Octobre jusqu’à la terreur stalinienne encore en cours. La virulence de sa charge contre le communisme d’État intéressa en premier lieu, non quelque studio de cinéma, mais la CIA, qui projeta son adaptation en pamphlet audiovisuel pour l’édification des masses, sous couvert d’un investissement artistique bienveillant. « L’investisseur » attendit la mort de l’écrivain en 1950 pour acheter à sa veuve les droits cinématographiques du livre, puis finança généreusement la production de l’adaptation en ne se privant pas de communiquer quelques directives via le producteur qu’ils avaient désigné, Louis de Rochemont, précédemment cocréateur d’une célèbre série de films d’actualités, The March of Time. La réalisation fut confiée à un petit studio d’animation londonien tenu par les époux Halas et Batchelor, spécialisé dans les courts-métrages mais que « l’Agence » avait remarqué pour des publicités, et aussi pour quelques commandes de propagande effectuées pendant la guerre pour le ministère de l’Information britannique.
Ces détails historiques ne sont pas inutiles pour expliquer avec quelle application et dans quelle optique de communication au public le roman à clés d’Orwell, écrit pour des lecteurs majoritairement adultes, a été allégé pour devenir un film au texte certes encore un peu trop cruel pour être mis devant tous les yeux, mais à la facture pensée pour être montré à un plus grand nombre. L’animation en ligne claire n’est pas sans rappeler celle des productions Disney (en un peu plus noir dans les traits et la violence), notamment dans sa caractérisation immédiate, par physiognomonie, des bons et des méchants, des forts (les bêtes les plus grosses) et des faibles (les plus petites), des braves et des pleutres. L’échec de l’idéal collectiviste nous est moins donné à découvrir qu’il nous est préparé par l’omniprésence de stéréotypes, de traits marqués, de mouvements outrés. En amont de la morale politique, on distingue une morale de la représentation du monde voulue comme accessible à tous via des dénominateurs communs, une interaction simpliste et imposante vis-à-vis du regard — pas si lointaine de la publicité, au fond. Et c’est de là que vient le plus prégnant du malaise que suscite le film.
Trahison
Bien sûr, ce qui a été gardé de la vision politique du livre dans le scénario reste sérieux et glaçant : la création d’une dictature par le dévoiement d’un idéal démocratique, le détournement progressif de la constitution, l’absurdité du régime basé sur le mensonge pour le seul profit de la classe dominante (car tout potentat est toujours bien entouré). Mais la forme du film suggère trop les compromissions avec les impératifs propagandistes et commerciaux qui ont présidé à sa conception pour que l’on puisse passer outre. Il nous vient une comparaison avec une adaptation a priori similaire, mais nettement distincte quand on y regarde de près : celle d’un classique de la littérature d’aventure animalière britannique, Watership Down de Richard Adams, en un long-métrage d’animation réalisé par Martin Rosen en 1978 (en VF : La Folle Escapade). Là, le réalisateur a épousé la fine logique de l’écrivain : faire mine d’une démarche de conte pour enfants pour glisser des considérations adultes, parfois violentes, voire des sous-textes, faire surgir dans des aventures de lapins parlants des fragments de notre contemporain (et l’on y retrouve des traces du fascisme, de l’emprise de la peur sur le groupe, de la relation à l’étranger, etc.) sans jamais surligner de traits ni forcer de discours, jouant même du changement dans le regard sur les choses et les êtres au lieu de choisir un regard unilatéral.
Ce qui passe le plus mal, à l’arrivée, c’est à quel point la notoriété de cette Ferme des animaux animée s’est perpétuée jusqu’à nos jours pour une seule raison, qui semble fortement usurpée : le nom de l’auteur du livre, George Orwell, à qui l’on doit aussi le roman encore plus célébré 1984. Usurpée, parce qu’il y a fort à parier que de son vivant, ce pourfendeur de toute forme de coercition de la pensée n’aurait jamais accepté de voir son nom associé à une entreprise de propagande, fût-elle pro-démocratique (à la décharge du studio Halas & Batchelor, il semble qu’aucun de ses membres n’ait été au fait de l’implication de la CIA). Il n’aurait sans doute pas apprécié non plus le changement opéré sur la fin de son récit par des producteurs trop frileux face à son pessimisme. Dans le livre, le peuple animal constatait impuissant l’échec de sa révolution, les nouveaux maîtres porcs étant devenus indistinguables des anciens maîtres humains ; dans le film, face à cette perspective hallucinatoire, un personnage mène sur-le-champ la révolte de l’ensemble des animaux, entraînant la chute du tyran en un ultime élan qui n’est pas sans évoquer un appel à la lutte mondiale contre la menace du bloc de l’Est… Enfin, l’écart de dix ans entre l’écriture du film et la réalisation du film, deux œuvres inscrites dans le contexte de leurs temps respectifs, crée un malentendu sur le fond. En 1944, Orwell, qui depuis le désastre de la guerre d’Espagne ne cessait de dénoncer le totalitarisme stalinien, réagissait contre l’estime complaisamment portée par les forces anti-nazies envers leur allié soviétique. En 1954, Orwell, Staline et Hitler sont morts, le monde est partagé entre deux sphères d’influence, et le fond du film ne consiste qu’à remettre en scène un ennemi tacitement désigné et dénigré d’avance : on ne dénonce plus une menace que le monde préfère ignorer, on attise des peurs déjà entretenues par ailleurs.
De contestataire, l’œuvre devient consensuelle. La trahison, au fond, est moins littéraire que morale et intellectuelle. L’œuvre d’Orwell devait subir d’autres dévoiements de ce genre : l’imaginaire dystopique de 1984 n’a-t-il pas été récupéré et illustré avec clinquant, en 1984 précisément, dans une célèbre pub pour Apple réalisée par Ridley Scott ? C’est sans doute là, hélas, le prix que paie une figure non-orthodoxe mais respectée — a fortiori célébrée — quand la logique marchande s’en empare : on entretient le malentendu à son égard, on tente de la dissoudre dans un bouillon de culture globalisante et neutralisante. Il suffit de voir ce qu’il est advenu de l’œuvre en comic-books de l’anarchiste Alan Moore, chaque fois que Hollywood a prétendu en adapter une pièce — même le surestimé Watchmen de Zack Snyder tenait seulement, et à peine, sur ce qui restait du texte de Moore, sous une forme fignolée selon des principes qui niaient l’intransigeance originelle. La culture globalisante ne tolère pas la contestation, alors aujourd’hui elle l’étiquette, la marchandise et l’assimile. Il en est de même pour les images censées transmettre les idées. La publicité, devenue la mieux installée des formes de propagande, véhicule désormais mieux que tout la voix de la domination, perpétuant l’idée que toutes les images seraient égales, mais que certaines devraient rester « plus égales que d’autres ». Est-il encore temps d’observer cela d’un œil non plus consensuel, mais contestataire ?