« On Friday night, a comedian died in New-York » (Vendredi, dans la nuit, un comédien est mort). C’est dit. Avec une voix grave. Venant des parois râpeuses et écorchées d’une gorge qui ne s’était pas nouée depuis une éternité. C’est Rorschach qui parle. Son phrasé de journal intime donne une description froide de l’événement. Constat d’un meurtre, simple fait qui se perd dans l’indifférence de la ville. Et pourtant, ce Bogart masqué, mi-muet, a peur. Sous l’absence de verbe, il enterre sa panique, il nous cache un scoop alarmant, une information pour ceux qui aiment dire que l’heure est grave : « On Friday, a comedian died in New-York. » Un clown qui meurt, c’est le prologue d’une farce tragique. La parution, en 1986, du comic book Watchmen sonnait comme une révolution dans l’univers de la bande dessinée. Ces super-héros étaient faillibles. Ils n’étaient pas des demi-dieux, Hercule et Gabriel à la fois. Ils n’étaient pas Superman mais des hommes, policiers diplômés ayant pris le masque pour mieux répondre au crime. Devenus super-exécutants d’une justice à improviser dans le vif. Et névrosés, et alcooliques, et libidineux, et pathétiques, et vulnérables de l’âme aux pieds. Les Watchmen, c’était une simple patrouille d’élite à l’uniforme bariolé kitsch.
Hollywood est séduit : on proposa le projet cinématographique à Terry Gilliam, Darren Aronofsky ou encore Paul Greengrass. Mais l’adaptation revint finalement à Zack Snyder, un habitué des comic books depuis son 300 (sorte de film de guerre filmé comme un spot géant pour Cacharel) tiré d’une œuvre de Frank Miller. L’histoire est simple : dans une « autre » Amérique de 1985 (1984 + 1) où Nixon enchaîne les mandats et où la guerre est plus froide que jamais (Dr Folamour est cité), les super-héros font partie du quotidien. Après le meurtre d’un collègue justicier, Rorschach, personnage masqué, aigre et paranoïaque, découvre un complot qui menace tous ses collègues. Il les prévient un à un tout en menant l’enquête sur ce qui pourrait bien marquer la fin de l’humanité. Watchmen est d’une architecture complexe, tout en flash-back (l’enterrement rappelle la structure de La Comtesse aux pieds nus). La temporalité, super-temporalité, est mise à mal (on pense au prologue magnifique de Benjamin Button), contrariée par l’impossibilité d’une fluide entente entre les hommes, incapacité à coexister en un même lieu, en une même chronologie. L’horloge, les montres s’arrêtent. Elles indiquent minuit moins cinq. Les Watchmen, plus que des gardiens de l’espace terrestre, sont les hommes vivant avec leur temps (Watch-men). Ils veillent à ce que ce temps passe, encore un peu, après minuit sans que tout ne se transforme en citrouille éclatée. Tel le docteur Manhattan, ils sont les anti-corps d’une société qui se soigne mal, qui souffre et dont l’état s’aggrave, à l’image de la maladie qui ronge Moloch, héros retraité :
« Moloch – You know that kind of cancer that you eventually get better from ? (Tu vois le genre de cancer dont on peut guérir?)
Rorschach – Yes.
Moloch – Well, that ain’t the kind of cancer I got (Eh bien, le cancer que j’ai, c’est pas ce genre-là). »
Dans la lignée d’un Dark Knight, Snyder met en scène les cancers de l’âme des super-héros, contaminés par les ténèbres de leur environnement. Et le plus sombre, le plus beau, le plus emblématique de tous ces personnages en trépas, c’est Rorschach (du nom du test appliqué en psychanalyse), héros en imper de film noir et masqué d’une cagoule sur laquelle flottent des taches noires, ombres transpirées de ses humeurs et des remous lointains de son moi en ébullition. La petite trouvaille du film, Snyder la recherchait déjà dans les nauséabonds accélérés/ralentis de 300. Plus sobres, ses ralentis viennent ici quasiment imprimer la BD sur la toile, nous donnant à lire le film case par case, presque statiques. On reprochera malgré tout à Zack Snyder son manque de dépouillement (Ah, la sobriété du réussi Sin City). Le film s’étire, a parfois tendance à piétiner sur place, comme dans l’unique et hideuse scène d’amour sur fond d’Hallelujah de Leonard Cohen. La bande-son est d’ailleurs trop assourdissante et la bande originale ferait moins tache dans les bacs de la Fnac. Mais finalement et malgré tout, Snyder livre une adaptation réussie, très fidèle à l’œuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons, poussant un peu plus loin la recherche d’un intermédiaire entre le cinéma et la bande dessinée. The Comedian is dead : mots de la fin. Prononcés dans la langue d’un pays de carnaval, de monde rond comme cette omniprésente figure de smiley tachetée de sang. Planète où l’on rit jaune.