De la douceur : c’est le sentiment qui se dégage du beau premier long métrage de Cecila Atán et Valeria Pivato, La Fiancée du désert, présenté cette année à Cannes (Un Certain Regard). Rien de bien révolutionnaire, pourtant, dans l’histoire de Teresa, quinquagénaire qui a passé toute sa vie à travailler au service d’une famille bourgeoise de Buenos Aires et qui se voit contrainte d’accepter un nouvel emploi, loin de la ville et des gens auxquels elle a tout sacrifié. Atán et Pivato procèdent par petites touches, emboîtant le pas à leur personnage dans son périple en bus qui l’emmène loin de tout, vers un monde inconnu auquel elle ne s’était pas préparée. On pourrait presque faire la grimace devant ce scénario léger comme une plume, dont le postulat laisse augurer d’un discours honorable, mais un peu usé. À cinquante ans passés, on peut encore dévier de sa route, même si celle-ci semble déjà bien balisée et même si la destination n’offre a priori guère de surprises… Les qualités du récit ne reposent pas sur les circonvolutions de la narration, mais sur les bouleversements intimes de son beau personnage — et sur les trésors de délicatesse déployés par son interprète, la formidable Paulina García.
Identification d’une femme
L’actrice chilienne, remarquée chez nous dans le beau Gloria de Sebastián Lelio en 2013 (et revue depuis notamment dans Brooklyn Village d’Ira Sachs), est une immense star dans son pays et, à la regarder ici donner corps à cette « fiancée » perdue dans le désert, il est aisé de comprendre pourquoi. Les deux réalisatrices ne perdent pas une miette de l’éclosion tardive de leur personnage qui, sous les traits de la comédienne, revêt une infinité de détails. Le corps même de l’actrice est le sujet principal du film. En très gros plans, pour saisir sur son visage les bouleversements qui la font vaciller, ou au contraire en plans très larges, inscrivant la silhouette fatiguée et empruntée de Teresa / Paulina dans les décors dépouillés du désert argentin, des petits bleds qu’elle traverse aux maisons, bars de fortune et boutiques bricolées dans lesquels elle s’arrête, la mise en scène pose avec élégance les règles du récit. Il s’agit ici de l’histoire d’une renaissance, sans forfanterie ni babillages inutiles. Atán et Pivato vont à l’essentiel, dans une recherche d’épure qui n’exclut pas pour autant un goût affirmé pour une forme de poésie, voire même d’abstraction : voir la superbe scène où Teresa, en halte dans un village, se promène dans un marché nocturne, dans un état second, entre rêverie et sidération, avant d’être prise au piège d’une tempête qui lui fera perdre son sac de voyage et sera le point de départ de sa transformation. Teresa est comme la Dorothy du Magicien d’Oz : enlevée par un coup de vent qui l’emmène loin de chez elle, loin de sa destination, et à la rencontre de nouveaux visages.
Visages villages
La rencontre majeure de Teresa, c’est « El Gringo » : un marchand ambulant qui a emporté son sac par inadvertance et l’a déposé par erreur chez l’un de ses nombreux clients. Teresa embarque à bord de sa camionnette pour un road trip dont on connait plus ou moins l’issue. Mais ici, l’adage est plus vrai que jamais : qu’importe le chemin… Les différentes étapes du périple des deux compères de fortune, à la recherche d’un sac dont Teresa elle-même semble de moins en moins se soucier, sont à la fois un révélateur pour le personnage principal et l’occasion, pour les deux réalisatrices, d’esquisser en quelques scènes le portrait d’une Argentine bien éloignée des atours hype de la bouillonnante Buenos Aires. Mais le voyage ne prétend à aucun discours sociologique ; les brèves rencontres de Teresa sont autant de petits haïkus cinématographiques, délestés de toute approche documentaire, vus à travers le regard étonné, déboussolé ou amusé de l’héroïne. Un peu plus convenue, mais pas dénuée de charme, la complicité grandissante entre Teresa et El Gringo, dragueur maladroit et touchant, tout aussi encombré par son costume de colosse à la virilité vacillante que Teresa l’est par sa fragilité apparente, irrigue le film d’une vraie tendresse pour ces deux personnages abîmés. Dans La Fiancée du désert, le mélo n’a pas ses droits : ni dans les magnifiques flash-backs montrant Teresa dans sa vie « d’avant », si justes et si précis dans leur capacité à saisir les instants décisifs d’une vie qu’on se croirait presque chez un Kore-eda sud-américain ; ni dans le final, bouleversant de simplicité là où d’autres se seraient noyés dans l’emphase. À la hauteur, en somme, de ce film court (moins d’1h20) qui révèle des sommets d’émotions et d’inventivité sous le masque d’un cinéma dépouillé et sans artifices.