Le duc (Julien Guiomar), en sa qualité de « premier adjoint » au maire du village, accompagné du cauteleux Tisane (Jean Parédès), herboriste tenant lieu d’apothicaire, annoncent à Marie (Bernadette Lafont) la mort accidentelle de sa mère, une pauvresse recluse avec elle dans une cabane au fond des bois. Les deux notables ont la mine contrite et fausse des regrets de circonstance : éminents membres de la communauté villageoise de Tellier, ils n’en partagent pas moins le même mépris que tous les autres habitants pour ces deux gueuses, la mère et sa fille, venues on ne sait d’où, vingt ans plus tôt, sur ce bout de terre à betteraves, nomades misérables à qui tous, magnanimes et chrétiens, accordèrent l’aumône et le droit de s’installer sur leur sol. À quel prix, Marie le rappellera plus tard à tous, et s’emploiera à rendre à chacun la vilaine soupe qui leur fut jetée, à elle et sa mère, comme à des bâtards dans la cour d’une ferme : le revenge movie des cambrousses, tourné en 1968 avec un budget famélique, a lui aussi pris sa revanche sur le pauvre destin que les nantis du cinéma d’alors promettait à cette réalisation franchouillarde et vulgaire d’une quasi-inconnue. Même après les événements de mai, aucun producteur ne cracha au bassinet de ce récit buñuelien où rednecks et white trash façon picarde faisaient le portrait outrancier d’une France rancie, bigote et fermée sur elle-même. Sorti dans deux salles parisiennes, le film devient culte ; la légèreté et l’ironie de Bernadette Lafont n’y sont pas pour rien, et les cabotinages d’une joyeuse bande d’excellents acteurs qui jouent cette comédie humaine sans se la raconter.
Marie couche-toi là
La vengeance de cette brune callipyge et terrienne est certes une comédie réjouissante ; en apparence, on pourrait presque croire que cette satire un peu lourde d’une campagne confite en médiocrité salace ne prête guère à conséquence. Marie, somme toute, maintient au sein de la communauté une forme d’équilibre entre les vices et les mensonges : les hommes sont tous voyeurs et les femmes, lesbienne enflammée ou mégères jalouses, sont toutes revêches. Un équilibre dont le coût sera discuté jusqu’en conseil municipal… Pourtant, à bien y regarder, cette fable gauloise où les « affreux, sales et méchants » ne sont pas les pauvres, comme chez Scola, mais les (petits) possédants de la France profonde, offre un tableau en négatif d’une société qui mettra encore bien des années pour enfin « libérer la femme » : les boulevards de Paris ont beau trembler sous les ruades de jeunes bourgeois révolutionnaires, la Marie couche-toi-là de Nelly Kaplan, à quelques kilomètres du Boul’Mich, raconte la France d’en bas, celle de l’au-delà des faubourgs où le droit de cuissage s’exercera encore longtemps. Scénarisée par l’auteur d’un Éloge de la fessée (Jacques Serguine), la comédie des mœurs paysannes de Nelly Kaplan n’a pas la prétention ni surtout la lourdeur du film à message. Le sien est d’autant plus fort : irrécupérable, Marie l’est complètement, qui fait payer même la riche fermière du village mais s’offre gratuitement au gitan mis au rebut, comme elle. Disciple de l’esprit libertaire du surréalisme des origines, celui d’André Breton, Nelly Kaplan commet un brûlot contre cet autre courant à la mode : le féminisme. Et rappelle par là même qu’on est toujours le migrant de l’autre : l’excellent Georges Géret, qu’on dirait tout droit sorti du Journal d’une femme de chambre, éructe encore contre les « romanichels » et les « étrangers » qui viennent corrompre la terre des propriétaires. Dans la société machiste et libérale, où les possédants (« de pure souche » en premier lieu) sont les plus forts, cette dirty Marie renvoie l’image d’un femme qui sait utiliser son corps, instrument de la sujétion, pour mieux soumettre ses oppresseurs.
Marie pleine de grâce
Nelly Kaplan fait avec La Fiancée du pirate le film de sa vie, porté par une forme de grâce assez unique dans le cinéma français. Elle le fait aussi avec un goût certain et subtil pour le détournement : ainsi Marie se fout de la politique comme de son premier panty, mais ne néglige aucun détail de la savante et étonnante décoration dans la masure de planches et de torchis qui lui tient lieu de toit. Ce refuge où la mignonne chauve-souris clouée sur le panneau de bois côtoie la pancarte qui dit « Non, non et non !» et le portrait de feu son père en bagnard est évidemment un refuge pour l’esprit : admiratrice d’André Breton, Nelly Kaplan rend hommage à un mouvement poétique qui le premier s’intéressa aux objets ordinaires pour y voir autre chose que ce qu’ils sont. L’air de rien, Marie instaure un espace de poésie pure dans la fange de son sous-bois : avant de quitter le village du Tellier, elle offre en pâture à la brutalité et la sottise de ses congénères un amoncellement magnifique et spontané, celui des mille objets accumulés depuis la mort de sa mère, qui dessine une œuvre d’art imprévisible et momentanée, fragile et insensée. Une pure sculpture d’art brut. En 1969, à mille lieues du mythe consumériste d’une femme libérée par l’électroménager, Marie flatte l’inutile et y trouve la beauté. « C’est mon opéra », déclare-t-elle entre deux effeuillages, un Opéra de Quat’Sous où la beauté est hasardeuse et trouve sa grâce dans un regard différent sur le monde matériel – tout en explorant avec malice ses dernières trouvailles, et sans négliger d’en pervertir l’usage. Discrète mais solide perversion esthétique dont le film, intact en sa jeunesse et son audace, peut se vanter d’affirmer la vigueur et la constance.