Plus de dix ans après Accattone (Pasolini, 1961), Ettore Scola a l’idée de poursuivre la réflexion pasolinienne sur le monde des borgate, ces bidonvilles des faubourgs de Rome, qui ont poussé comme des champignons vénéneux dans les années 1950, quand le sud pauvre de l’Italie est venu à la conquête d’un nord aux allures d’Eldorado. Que sont devenus les pauvres des borgate ? Des êtres « affreux, sales et méchants ». Le film dresse un portrait remarquable – répugnant, drôle, tragique – d’une population marginalisée, incarnée par Nino Manfredi (le réalisateur de Miracle à l’italienne (1970), et déjà acteur pour Scola dans Nous nous sommes tant aimés, deux ans plus tôt), époustouflant en immonde patriarche tyrannique régnant sur une famille dont on ne voudrait pour rien au monde.
De Pasolini à Scola
Affreux, sales et méchants aurait dû être un documentaire sur ces borgate qui pullulent à la périphérie de Rome. De ce projet original, le film garde l’empreinte. Dans les films qui ont fait la réputation d’Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés (1974), Bonsoir mesdames et messieurs (1976), Une journée particulière (1977)), la fiction s’ancre profondément dans une réalité économique, sociale et politique qu’elle stigmatise en s’en nourrissant. Les comédies à l’italienne sont comme de belles fleurs, des fruits de l’imagination poussées sur le terreau de la réalité italienne, dont elles sont, par conséquent, imprégnées. Affreux, sales et méchants n’est pas de ces films. La fiction, minimaliste, est là comme par surcroît. Elle est l’instrument dont s’est servi Scola pour décrire de l’intérieur un monde marginal et consciencieusement ignoré des autorités. Le cinéaste s’amuse d’ailleurs à inclure dans son film une scène montrant une équipe de journalistes venus filmer ces pouilleux des périphéries romaines : mais ces derniers resteront à l’extérieur, ne verront rien, tandis que Scola avait ouvert son film par deux plans séquence magistraux, décrivant, dans des travellings circulaires à 360 degrés, l’intérieur surpeuplé de la sordide baraque de la famille Mazzatella. L’un des murs de cette baraque reconstituée, amovible, était retiré pour permettre le déplacement circulaire de la caméra, et remis lorsque l’œil de la caméra revenait sur lui.
Cette « révolution » initiale de la caméra nous découvre un immonde taudis sur lequel règne en tyran Giacinto Mazzatella, une sorte de cyclope répugnant qui, grâce à un « accident du travail » – un œil crevé par de la chaux vive – a touché un joli magot d’un million de lires. Dans son antre fétide s’entasse sa tribu – sa mère, ses enfants, leurs conjoints, leurs amants, une vingtaine de personnes toutes plus laides, sales et méchantes les unes que les autres, et que le patriarche ne porte pas vraiment en son cœur : « La famille, c’est comme la merde : plus c’est proche et plus ça pue », est une de ses premières répliques. Toute la première partie du film se compose de saynètes décrivant la vie, ou plutôt la survie, de cette famille venue des Pouilles, jusqu’à ce qu’un élément perturbateur survienne : Giacinto installe sous le toit familial une prostituée, pour laquelle il est enfin prêt à dépenser son pactole. L’offense importe moins que cet argent qui s’en va, et la famille se ligue pour tuer le Père, en lui faisant ingurgiter un pantagruélique plat de pâtes, assaisonnées aux aubergines et à la mort aux rats. Nino Manfredi en Giacinto, c’est de Funès (« Ma cassette ! Ma cassette ! ») et Shakespeare réunis, c’est aussi Néron déclamant devant Rome en flammes, quand, à la fin du film, il regarde avec un rire dément sa baraque embrasée par le feu qu’il vient d’allumer. Manfredi livre ici une prestation éblouissante, calant remarquablement son jeu sur celui des acteurs non professionnels, tous issus de la population des borgate, tout en s’élevant à la hauteur d’un roi, tragique et comique, des bidonvilles.
Ce mélange d’acteurs professionnels et d’acteurs issus de la réalité décrite, Pasolini le pratiquait avec virtuosité. Et ce n’est pas sans raison que l’on fait référence à celui qui, en tant qu’écrivain dans les années 1950 (Les Ragazzi, Une vie violente), puis comme cinéaste, avec Accattone (1961), s’était plongé dans ce monde des borgate. Pasolini avait en effet accepté d’introduire le film par une préface filmée, où il retracerait l’évolution du peuple des borgate entre Accattone et Affreux, sales et méchants. S’il n’avait été assassiné, il n’aurait certainement pas manqué d’évoquer ce qu’il appelle un « génocide culturel » et qu’il dénonce avec violence dans ses écrits des années 1970 (Écrits corsaires, Lettres luthériennes), et que Scola mettait justement en scène dans le film qu’il était en train de tourner. Car c’est bien de cela que parle Affreux, sales et méchants : de l’exploitation et de la marginalisation de populations qui, au contact de la société de consommation, perdent leur culture, leurs coutumes, leurs traditions, leur langue. Scola met en scène ce « crime contre la langue » que stigmatise Pasolini : Giacinto parle encore le dialecte des Pouilles, mais ses enfants s’expriment dans une langue hybride, mélange de ce dialecte paternel, de romain et d’anglais, et la grand-mère passe sa journée devant une télé, symbole des rêves distillés par la société du bien-être dans le cœur des pauvres, pour apprendre l’anglais.
Du Voleur de bicyclette à Affreux, sales et méchants
Les pauvres sont donc affreux, sales et méchants. On est bien loin du Voleur de bicyclette… Comme le rappelle Jean Gili dans une interview consacrée au film, la représentation du pauvre en Italie aurait plutôt tendance à obéir au credo catholique ou à la vision marxiste, qui lui promettent le paradis pour le premier, et en font le ferment de la lutte révolutionnaire pour le second. Nulle idéalisation du pauvre ici, mais un constat pessimiste des dégâts causés par le monde moderne néocapitaliste sur ces populations maintenues à l’écart du soi-disant « progrès ». Perché sur une hauteur, à proximité d’immeubles bourgeois, le sordide bidonville jouit d’une vue magnifique sur les toits de Rome, dont se détache, orgueilleuse, indifférente, consentant tacitement à cette situation, la coupole de la basilique Saint-Pierre. Les gigantesques panneaux publicitaires sont plantés à proximité, mais le spectateur n’en verra jamais l’affiche, réduit, comme les personnages, à n’en voir que les échafaudages, la partie laide et cachée de ces usines à rêves. Scola utilise avec finesse le plan d’ensemble pour dénoncer ces contradictions, tout comme il excelle à balayer l’espace avec sa caméra, ou à utiliser la largeur du cadre et la profondeur du champ pour installer dans l’image plusieurs scènes illustrant l’indifférence dans laquelle le père tire sur son fils, le fils baise sa belle-sœur ou le père sa belle-fille. La pauvreté n’est plus mère de l’abnégation et du désintérêt : la société de consommation lui fait engendrer des êtres frustrés, vils et avides, entièrement occupés à se haïr et prêts à tout pour satisfaire eux aussi les besoins nouveaux qu’on lui crée.
Affreux, sales et méchants met en scène le corps dans toute sa laideur : des corps dégoulinants de chair, des corps qui ne cessent d’ingurgiter et de régurgiter, des corps saouls, satisfaisant comme des bêtes leurs pulsions sexuelles. Cette débauche donne lieu à des scènes très drôles ; mais on est souvent pris de hauts-le-cœur, comme lorsque Ettore Garofalo (l’acteur d’Accattone, justement), ingurgite des abats crus à peine découpés d’un immonde tas de viande dégoulinant de sang, ou quand Manfredi, dans un grand moment de cinéma, se fait un lavage d’estomac avec une pompe à vélo pour dégueuler dans la mer son plat de pâtes à la mort aux rats. Les personnages mis en scène par Scola n’en sont pas pour autant caricaturaux, et la scène du coup de foudre de Giacinto pour une énorme prostituée sortie tout droit d’un film de Fellini entraîne un bref moment de suspension lyrique, qui donne à ce monstre tyrannique un visage plus pathétique. La musique, très réussie, d’Armando Trovajoli soutient avec humour et finesse les changements de registre. Le comique se fraie un chemin dans ce tragique constat désabusé. Au milieu de toute cette puanteur, les enfants incarnent une innocence menacée, eux que la jeune Maria Libera cadenasse dans une aire de jeux grillagée, sorte de garderie de fortune, dans une scène poétique et mélancolique. Nul espoir n’est permis, dans un film qui se clôt comme il avait commencé, sur un plan séquence à 360 degrés dans la baraque. Mais désormais, ils ne sont plus vingt, mais quarante, à s’y entasser. La dernière scène est d’une poésie triste et lancinante. Il est cinq heure trente du matin, et la douce Anna Maria se lève pour aller au puits. L’enfant est enceinte : victime à son tour d’une fatalité qui semble faire payer aux pauvres une faute dont ils ne sont pas – ou pas seuls – responsables.