Les études talmudiques ne sont pas un sujet qui passionne les foules ; la façon dont celles-ci sont abordées dans Footnote montre que Joseph Cedar en est bien conscient. Plutôt que de rester enfermé dans une attitude judaïco- et philologicocentrée, son film s’ouvre dans deux directions : vers les profondeurs de questions réellement métaphysiques, et en même temps, vers le plaisir spectatoriel, puisqu’il donne à cette réflexion la forme d’une divertissante chronique familiale.
On peut vivre comme d’agaçantes facilités les effets visuels tape-à‑l’œil et les acrobaties narratives qui donnent à Footnote un caractère à la fois haletant et infantilisant. Mais il est difficile de les regretter jusqu’au bout tant cette démarche vulgarisatrice s’enroule sur le propos même du film. Footnote oppose en effet deux personnages, père et fils, qui sont l’incarnation de deux positions existentielles. Le père, Eliezer, a travaillé toute sa vie à examiner des manuscrits avec la plus grande minutie possible, sans jamais obtenir de reconnaissance véritablement enthousiaste. Le fils, Uriel, tire de textes anciens des hypothèses légèrement romancées sur la vie de ses ancêtres, qui sont beaucoup plus appréciées que les rigoureux constats de son père. Le film se noue autour d’un événement précis : on annonce à Eliezer que, contre toute attente et après des décennies de tentatives infructueuses, on va enfin lui décerner le prestigieux Prix d’Israël.
S’il y a une récompense que le film, lui, méritait de remporter au festival de Cannes, c’est bien le prix du scénario qui lui a été décerné. La mécanique est peut-être trop bien huilée, mais elle est certes d’une cohérence diabolique. La construction du film se calque sur celle d’une recherche philologique : c’est souvent à retardement, par des rapprochements à effectuer entre des parts éparses du film, et dans un mouvement rétroactif, partant de la fin pour revenir vers les prémisses, que le récit se déploie. La brillance du scénario est étayée par une mise en scène qui, même dans ses effets, ne cesse jamais de faire sens. La présence récurrente à l’écran de mots grossis à l’extrême, et donc dévoilés dans leur mode de manifestation matérielle, est, par exemple, une nouvelle façon de poser le conflit central du film : les lettres-outils qui s’affichent sur l’écran d’ordinateur d’Uriel se heurtent aux mots manuscrits ou imprimés manipulés par Eliezer, auxquels leur unicité donne valeur de trace, de document ou de preuve.
Cedar parvient à trouver dans son récit une juste distance avec ses personnages, invitant le spectateur à mettre leur comportement en question tout en donnant les ingrédients d’une empathie qui nous empêche de les regarder de haut. Uriel est présenté avec une certaine dérision comme un beau parleur et ridiculisé par les propos de son père, tout en faisant preuve de qualités qui contrebalancent ces attaques. De l’autre côté, le portrait d’Eliezer en parangon d’intégrité est quelque peu émaillé par ses excès d’ego. En ne choisissant pas son camp, le cinéaste confie au spectateur la tâche de se positionner (ou pas), mais surtout, il laisse ouverte la question plus profonde qui sous-tend le conflit entre les deux personnages : rien de moins que celle de la nécessité de la vérité. L’aspect insoluble du problème ne manque pas de faire écho à une autre insolubilité, celle du conflit israélo-palestinien (sans que celui-ci soit mentionné dans le film).
Cedar montre les limites à la fois d’un attachement enfermant à la rigueur des faits et d’une compromission pragmatique, ce qui pourrait laisser craindre une certaine stérilité du propos. Sauf que, si aucune prise de parti ne se dégage de la description des personnages, il y en a bien une dans la façon dont Cedar affirme en l’exagérant l’artifice fictionnel. En insérant, par exemple, l’inscription « Le pire jour de la vie d’Eliezer » au début d’une séquence, il infléchit complètement la définition du personnage et donc le discours du film. On peut voir là une façon d’affirmer le fait que le sens de tout document soit totalement vulnérable aux modalités de son utilisation, et d’y réagir par une célébration de la fiction. Le récit de certains faits anecdotiques, l’aspect purement ludique de certaines scènes, donnent parfois l’impression que Cedar oublie son sujet et se perd dans des détails pittoresques ; mais ce choix est aussi une répudiation de la rigueur universitaire au profit de l’idée que le dialogue repose plutôt sur la fabrication d’une forme dans laquelle des êtres différents puissent se retrouver. L’apparente légèreté de Footnote n’est rien d’autre qu’une façon de suggérer une réponse à la question fondamentale qu’il pose, tout en évitant de donner des leçons.