Si le soutien mondial à la lutte d’Angela Davis a été possible, c’est certainement dû, bien sûr, à son statut d’ennemi absolu de l’establishment des années 1970 (femme, Noire, communiste), et de héros parfaitement légitime (moralement intouchable, très éduquée), mais surtout à la façon dont la militante afro-américaine a fait l’objet d’une véritable fétichisation, et dont son nom et son visage sont alors devenus la métonymie de toutes les luttes sociales qui s’agrégeaient à son histoire. Shola Lynch l’a bien compris, et travaille le motif Angela Davis comme une forme entre le mythe et la fiction : c’est audacieux, le pari fonctionne par moments, mais s’essuie parfois les pieds sur la véracité historique.
À première vue, c’est un documentaire moderne assez classique, structuré par des témoignages, illustré par des images d’archive, embaumé d’un peu de musique : rien de révolutionnaire, donc. Le sujet, c’est Angela Davis, militante incontournable des droits des Noirs américains, contemporaine de ses grands leaders – King, Malcolm X, Carmichael – ou plutôt arrivant juste après eux ; elle fut mise sous le feu des projecteurs d’abord à travers son éviction du poste d’enseignante à UCLA par l’administration Reagan (alors gouverneur de Californie) pour son engagement communiste, et surtout durant son incarcération de près de deux ans, s’achevant sur un procès de portée mondiale, puisqu’il était devenu un véritable bras de fer politique sur la question de l’égalité des Noirs et des Blancs face à la justice. Si cet événement historique, au sens large (la lutte afro-américaine des années 1960 et 1970) a déjà été maintes fois traité, cet épisode reste assez méconnu dans ses détails pour justifier le documentaire : certes, c’est un peu passe-partout, mais pourquoi pas.
Nul n’est prophète…
À mesure que le film de Shola Lynch avance, chronologiquement, dans la vie d’Angela Davis, sa politisation progressive, et son érection en martyre de la cause Noire, l’académisme moderne pressenti à la base s’érode cependant : si ce n’est pour sa deuxième partie – le procès –, Free Angela affiche une certaine tendance à sacrifier la rigueur historique sur l’autel du storytelling. S’accommodant comme cela l’arrange de la linéarité temporelle – on nous présente notamment l’assassinat des différents prophètes de la défense des Noirs comme la conséquence d’une escalade de violence consécutive au licenciement de UCLA, ce qui est historiquement impossible –, Shola Lynch semble mener une vaste opération de maquillage, du moins de déformations choisies, permettant en fait de faire coïncider de force l’itinéraire de la militante avec les hauts et les bas de la lutte pour l’égalité raciale aux États-Unis.
Consciemment ou non, Shola Lynch travaille ainsi en droite lignée du phénomène qui a conduit à faire d’Angela Davis un martyr, de son procès un séisme politique (celui-là plus que tout autre procès de Noir américain), puis finalement de sa vie un évangile – annonciation dans les amphithéâtres de philosophie d’Allemagne, prêche dans les rues de San Diego, traversée du désert dans les pénitenciers pour femmes de Californie, résurrection lors d’un procès miraculeusement gagné. Dans la foulée, la militante est iconisée, fétichisée : elle devient une marque (on se contente de son prénom), et un logo (coupe afro, dents du bonheur) – voir à ce titre l’édifiante scène où l’inspecteur du FBI raconte sa traque sur la base de ce simple signalement. Free Angela s’ouvre donc sur des images déifiant ouvertement son héroïne. Sa silhouette unique et sans âge se découpe en contre-jour, alternée avec un montage de poursuites policières et d’archives sonores décrivant sa traque. Reprenant ensuite pied, le film ne cesse cependant jamais de projeter sur Angela Davis une mystification très osée, l’utilisant plus ou moins comme un personnage de fiction : ne pas rater la musique de blaxploitation rythmant le passage sur sa cavale.
C’est un terrain glissant, vu la réalité de la cause Noire dans les années 1970 ; il serait notamment gonflé de laisser entendre que la libération de la militante entraîne à la façon d’une locomotive tout le pays dans un happy end, et Shola Lynch n’en est pas très loin. Difficile pour nous d’éjecter toutes les images refoulées de l’inconscient collectif telles que nous les présentait The Black Power Mixtape il n’y a pas si longtemps. Shola Lynch voudrait le beurre et l’argent du beurre : c’est-à-dire à la fois faire la lumière sur Angela Davis et se contenter de sa silhouette (clipper son film, faire constamment sa propre bande-annonce). En résulte un documentaire bâti comme une fiction, pratique pas nouvelle laissant toujours un certain arrière-goût amer, une ambiguïté coupable, malgré son authentique audace.