Avec le temps, nous serions-nous mis à penser que la cause noire aux États-Unis, bien relayée par des icônes historiques très populaires, n’était plus si violemment contestataire ? Car bien au contraire, elle se fait récemment l’appui d’un mélodrame bercé de conservatisme, alors même que l’historique premier président noir n’est plus qu’un pâle métis à côté de son très established challenger républicain. Mais The Black Power Mixtape n’est pas une molle redite de la contestation afro-américaine. C’est une plongée bien plus enfouie, qui laisse un sentiment d’apnée : comme si une part des traumatismes de cette époque s’était effacée, ou du moins reléguée à l’inconscient — un inconscient que Göran Olsson nous invite à explorer.
Bien qu’à première vue, il puisse nous sembler familier, l’objet est tout à fait inhabituel. Remontage d’images d’époque inédites tournées par des équipes suédoises, il s’accompagne de commentaires par des figures modernes du mouvement de défense des Noirs. Le regard est, à bien des égards, extérieur : loin de l’époque, loin du lieu, loin même des hommes qui ont conçu le premier matériau du film, ses rushes. Comme on résout un puzzle, et peut être avec une certaine prise de position, Göran Olsson reconstruit année après année les fragments de l’inconscient collectif noir américain. Les images sur lesquelles il travaille semblent boudées par la mémoire ; certaines, passagères, ponctuent même la narration de moment dépouillés, fantomatiques, comme celles qui marquent le pont d’une année à une autre. La musique, tout à fait moderne, décline d’ailleurs la mélancolie avec laquelle le réalisateur se penche sur ce passé traumatique : non pas avec la démarche rigoureusement factuelle d’un historien, mais avec une sensibilité différente, plus psychanalytique d’une certaine manière.
Mémoire sélective
En effet, plusieurs moments nous renverront à cette impression de traverser le film comme on traverserait les différentes strates du conscient, de l’inconscient, du refoulé : refoulé, comme l’implication réelle de la violence. Les activistes qui apparaissent dans le film complexifient l’habituelle dichotomie Martin Luther King (l’ange pacifiste)/Malcolm X (le loup suprématiste), à commencer par Stokely Carmichael, charismatique leader du Black Panther Party, délibérément en rupture avec un certain angélisme de la genèse du mouvement. Évidemment, même moins célèbre que ses deux aînés, Carmichael reste une figure emblématique. Cependant il incarne une réalité moins éclatante. Le nouveau discours qu’il instaure (et que King, peu avant de mourir, avait commencé d’épouser lui aussi) accouche du film ; c’est cette radicalisation, cette remise en question de la résistance passive qui met bel et bien les Black Panthers sur les rails où Olsson les suit. Comme si les années d’activisme pacifiste n’avaient été qu’une gestation, l’an 1968 tire un retentissant coup d’envoi. Ceux que l’Histoire retiendra (King, Bob Kennedy) sont assassinés ; ceux qui restent s’engagent dans une lutte durcie. La fureur de leur contestation semble conduite par l’idée d’une libération plus que celle d’une lutte ; comme si ce n’était que la déflagration incontrôlée d’un bouillonnement trop longtemps contenu.
Göran Olsson retrace ces années avec une intention manifeste d’y plaquer un sommaire, une perspective synthétique. Le moment le plus fort, probablement, est justement une des quelques transgressions à ce digest un peu trop confortable : l’interview d’Angela Davis dans sa cellule. Terriblement remontée, elle sonne les cloches de l’intervieweur suédois sur l’origine réelle de la violence du mouvement, ses racines profondes, bien loin d’une radicalisation bêtement bagarreuse. Parenthèse à la trajectoire très assurée du montage d’Olsson, judicieusement intégrée, elle offre un moment terrible, où ni le journaliste, ni le spectateur ne savent où se mettre.
Difficile de dire à quel moment, de quelle façon ce phénomène étrange se met en place, mais il semble qu’à mesure que le mouvement se délite, anesthésié par la drogue et la misère, la société américaine commence justement à digérer ses revendications. En se dispersant, il peuple le pays. C’est peut être également l’impression suggérée par le regard moderne des intervenants du film qui vivent dans une Amérique gouvernée par un Noir. En effet, The Black Power Mixtape s’achève sur un mélange assez extrême entre témoignages individuels terrifiants, quasiment déchus de tout espoir de rédemption, et visions d’une communauté qui, bon gré mal gré, a bel et bien construit quelque chose. Les huit années passées, la colère, le sang, déjà s’estompent, à l’image du regard porté par Talib Kweli sur les mutations d’Harlem. Plus de trente ans d’hibernation nous séparent de la consomption de ce temps, de l’évanouissement des témoignages. Sa brusque résurgence n’en est que plus violemment significative. Black is beautiful.