Ronald Bronstein bat des records que beaucoup de cinéphiles envient. Qui peut se targuer d’avoir vu plus de 600 films par an ? Lui. Et comment ? Grâce à son métier, projectionniste. Pendant cinq ans, ce tout jeune réalisateur, terré dans les salles de cinéma, regardait avec passion les films qui défilaient grâce à ses mains. Il n’avait pas le choix. Ce salaire lui permettait de financer son film. Exaspération, crispation, Frownland passe par toutes les formes de dégoûts, d’un New York de dépravés, dont on ne souhaite qu’une chose : s’en échapper.
Keith n’a pas vraiment tout pour plaire. Bien au contraire. Il passe ses journées à faire du porte à porte pour vendre des coupons de réduction à vocation caritative. Tête à claque, l’ingratitude de son visage n’aidant pas, il ne récolte rien, hormis de l’indifférence. Le soir, il regarde des films d’antan, où il se retrouve grignotant son pop-corn devant Frankenstein, un héros à son image, piaffant à chaque anecdote, dans une solitude qui lui va bien. Keith n’a pas de bol : ses amis sont dépressifs, aussi autistes que lui. L’une, Laura, jeune fille de haute famille, inconsolable, pleure sans cesse et espère retrouver le sourire dans les bras de son ami, mais c’est peine perdu : son humour de marionnettiste la convainc peu. Idem pour Sandy, cinéphile averti, pianiste déchu (et tant mieux…) mais barman réussi, les cafouillages de Keith ne l’émeut guère, au contraire, il passe son temps à les fuir. Et quand, une fois rentré chez lui notre héros cherche du réconfort. Impossible. Son colocataire, Charles, sorte de DJ raté, mixe derrière ses platines une musique insoutenable qui contribue à l’atmosphère épidermique du film. Keith aussi d’ailleurs. Avec son air paumé, sa timidité déprimante, il agace à force de bégayer et de buter à chaque mot, ses verbiages sont entretenus dans des monologues insoutenables, parfois grotesques, mais cette douce ironie du réalisateur prête à sourire. Comme l’exprime un des personnages : il faut avoir de la force pour attendre la fin de ses phrases. Par moments, il est drôle. Pas souvent, uniquement quand il cherche des subterfuges pour séduire ses pairs : forcément ridicule.
L’incommunicabilité est donc le maître mot de Ronald Bronstein. Elle se traduit de différentes manières, chacune visant à exclure l’autre, à l’enfermer, l’isoler pour qu’un jour, sa haine explose au visage du spectateur, pris dans un engrenage qu’il ne peut arrêter. Jamais deux personnes ne se parleront dans le même plan, ils dialoguent en champ-contrechamp, sans se croiser. La caméra tente de suivre Keith en plan fixe, sauf qu’il ne sait pas rester immobile et se balance comme on berce un enfant. Avec tous ses troubles obsessionnels qui l’obligent à martyriser son visage de ses manies et tics étranges, son psychiatre désespère et ne devient qu’un interlocuteur hors-champ, qui l’écoute (le seul), en vain. Pour accentuer la bizarrerie des personnages, Ronald Bronstein s’attarde sur leur visage, ces petits détails qui répugnent. Si près parfois, que l’image se trouble, comme leur personnalité. Surtout celle de notre névrosé. La caméra centre son attention sur lui puis va et vient dans ce monde de renfrognés, qui préfère aux silences religieux des hurlements à la Cassavetes. L’image brute, pareille aux films du Dogma 95, colle au jeu des acteurs, à l’ambiance écrasante, rythmée par un crescendo au final à couper le souffle, qui terrorisent autant que le commandeur dans le Don Giovanni de Mozart : une terrible descente aux enfers aux relents expressionnistes. Les images oppressent, terrifient, se teintent d’un rouge paradjanovien, donnant un ton à cette folie dionysiaque où les détails sadiens abondent et dégoutent. Frownland joue avec les frontières du réel, celle entre l’acceptable et l’insupportable. Pas de coup de foudre. Non. Mieux. Frownland ne cherche pas à impressionner, il montre l’être humain à l’état brut. Sans polissage. Sans fioriture. Il se déguste comme du chocolat amer dont l’âcreté s’adoucit. Pour apprendre à l’aimer donc, il va falloir du temps. Encore faut-il s’en donner les moyens.