Pas facile de se relever après avoir vu Frownland. Film protéiforme, il dérange par sa causticité et le malaise qu’il provoque. Que faire quand l’attirance peut aussi générer de la répulsion ? Rester ou partir. Ronald Bronstein pourrait parler des heures de son film et de la vie en générale, pas si simple.
Atypique, le mot conviendrait autant au réalisateur Ronald Bronstein, qu’à son film, Frownland. D’autres diraient underground, bizarre, agaçant, déjanté : la liste est longue. Les réactions face aux films, épidermiques, même manichéennes. La preuve : à la suite d’une projection à Las Vegas, deux gars se sont battus, en colère contre son film, furieux pour les avoir obligés de rester deux heures avec Keith : « Au générique de fin, l’un hurlait, sifflait, complètement engagé dans le film, j’étais impressionné, mais aussi soulagé. Je comprenais sa réaction même si elle n’était pas la mienne », raconte-t-il, loin d’être abasourdi par cette violence mais plutôt surpris. Pourtant l’homme paraît inoffensif. La coupe à Einstein, le gilet couleur canari, il a l’allure d’un jeune écolier qu’on soupçonne timide. Ou encore, d’un poète maudit, terré dans l’ombre et que le succès ignore. Rien que son histoire surprend. Enfin, tout le monde, sauf lui.
Son parcours, il le raconte volontiers. Deux ans dans une école de cinéma : « Le problème n’était pas avec l‘école, mais moi !» déplore-t-il « Je n’étais pas assez mature pour mon âge, je ne voulais pas travailler. » Têtu, il ne souhaitait qu’une chose : faire l’exact opposé de ce qui lui était demandé de faire. Une tête de turc quoi, l’esprit de contradiction poussé à son paroxysme. Mal dans sa peau, il s’enfonce dans une profonde crise identitaire liée à un mal-être notoire : « Je n’avais aucune satisfaction pour le travail que je faisais. » Submergé par le doute, l’adolescent se questionne sur ses raisons d’exercer ce métier et explique, avec franchise : « Je n’avais rien à dire, tout ce que je pensais dire était nul à mes yeux. Quand j’ai terminé l’école j’étais au plus bas. L’école a détruit toutes mes préoccupations, mes idées accumulées depuis des années. »
À sa manière de s’exprimer, Ronald Bronstein pourrait se confondre avec son héros, Keith. Son charmant bégaiement, ses hésitations rêveuses font penser à son personnage. Heureusement, il agace beaucoup moins. Et son humour se révèle être une arme très puissante. Il a l’art de s’exprimer par métaphore, cocasses et surprenantes. Pour caractériser une situation compliquée le voilà qui s’engage dans ce genre de propos : « écrire c’est comme enfoncer une cheville carrée dans un trou rond. » Et parfois, il s’emporte dans un flot de paroles, cherchant à exprimer le fond de ses pensées, puis recule, bute, trébuche, et ponctue son élan par un « je ne sais pas » récurrent. Comme s’il s’excusait d’en avoir trop dit, comme si les mots ne suffisaient plus. Une gêne passagère s’installe, puis vient aussitôt une anecdote, incroyable, rocambolesque, autant dire, à son image : « Imagine un animal baveux en quête d’un travail, c’était moi !»
Le film ne lui a pas coûté un sou mais presque la vie : « J’en ai craché du sang pendant cinq ans. » Jamais plus. Trop long. Trop difficile. Pire : son appartement brûle. Plus d’un serait déjà six pieds sous terre. Non, lui part vivre dans un entrepôt et grâce aux indemnités des assurances, il peut monter Frownland. Mais la modique somme ne lui permet pas de continuer. Et de fil en aiguille, il débarque en Suède pour devenir cadre dans une entreprise. Il n’y connaît rien. Peu importe, il gagne de l’argent. Rentre les poches pleines, prêt à commencer son film. Sauf qu’en deux mois, tout s’envole. Les poches se vident. Obligé de repartir à zéro. Nouveau métier : projectionniste pour des musées new-yorkais : « Vous avez l’idée d’un job romantique, cela vous paraît bien ; passer sa vie à regarder des films, à regarder sa vie à travers celle des autres. Mais on n’oublie pas la pénibilité du travail, l’obscurité de cette vie qui vous rend, malgré tout, taciturne et encore moins sociable. » Plutôt que de regarder des films, Ronald Bronstein l’avoue : il préfère lire et écrire. Il s’y donne, corps et âme. Comme pour Frownland.
De longs préparatifs. Des mois pour construire un scénario, en discuter avec des amis fidèles, écrire, effacer, réécrire, son scénario devient vite un palimpseste sans nom. Ronald Bronstein recherche la perfection en adoptant l’exigence. Il souhaite trouver les bonnes personnes pour son film. Des acteurs comme il les imaginait, des gens hors cadre. Voilà pourquoi, quand il a rencontré à un enterrement de famille, Dore Mann (Keith), un cousin éloigné (très éloigné), il est subjugué par l’originalité de cet homme, son « apparence animale ». Alors, il décide de suivre son quotidien pendant quelques mois, de s’en inspirer, de vivre dans un monde décalé, dans « cette vie improbable ».
À la fin, Frownland devient une petite entreprise familiale. Paul Grimstad (Charles) était son vrai colocataire, il compose d’ailleurs la musique du film. Mary Wall (Laura), sa femme, la seule actrice de formation. Et un ami traducteur de Serge Daney aux États-Unis fait une brève apparition. Avec sa clique, pendant des mois, il crée ses personnages, les aide en inventant des stimuli pour générer des réactions, zappe son scénario de base, et compose tous les jours, avec eux : « Tu as des idées et tu les confrontes. » Son but, il l’explique ainsi : « s’intéresser à l’âme humaine ». Une âme torturée, inquiète, au bord du gouffre : « Je voulais capturer un état d’esprit. Tu es à New York, au Queens, entouré de personnes, mais tu es seul. Plus tu veux te rapprocher des gens plus tu les repousses. Comme deux aimants l’un en face de l’autre. Vivre dans une trop grande promiscuité, te rend intolérant. Et je voulais donner une voix à cette sensation, cet étouffement. » Quoi de mieux alors, que d’utiliser un citoyen de seconde zone, celui qui passe inaperçu mais qui crie en silence son désespoir.
Objet rare, son film ne rentre pas dans un standard puisque Ronald Bronstein n’a aucune règle. Frownland va donc s’inspirer de l’expressionnisme, avec ces visages sans cesse en décomposition, de l’absurde quand les propos perdent leur cohérence, et pour traduire ces crises existentielles, la caméra sans arrêt vacille, portée à l’épaule. Elle semble même avoir du mal à suivre la folie de Keith. Et lui court après, à bout de souffle, quitte à perdre son image quand Keith entame une descente aux enfers : « Il est désespéré de ne pas arriver à communiquer avec les autres, alors qu’il a essayé. Il se détruit, se brûle. Au moment où il en a besoin, il décide d’écrouler tous les ponts construits avec ses proches. Et pour le désorienter davantage, je l’insère dans un environnement aliénant, une fête, un moment cruel dont il ne sort pas indemne. La musique est infernale, lui est devenu asocial. Je voulais absolument sortir le sentiment d’un profond dégoût de la vie et le montrer dans la réalité. » Et sans s’interrompre, il poursuit : « le film devait être agressif, alternant entre ridicule et grotesque. D’ailleurs les relations ne sont pas expliquées parce qu’il n’a jamais le temps de finir ses phrases ! Les soi-disant amis de Keith explorent cette même sensation. Je voulais m’attacher à capturer des émotions fortes, brutales, et crues à la fois. »
Ronald Bronstein ne montre pas tout dans Frownland. Il choisit sa réalité. Et comme disait André Bazin, « le cinéma montre, il n’écrit ni ne décrit ».