Jean et Gabrielle sont plus que deux connaissances, ils sont mari et femme. Ils existent dans le monde comme les organisateurs d’un dîner en vue, tous les jeudis, où l’on parle, où l’on se toise, où l’on s’épie. La méfiance n’était pourtant pas de mise dans le couple : Jean aime Gabrielle qui semble lui rendre cet amour qui n’est jamais dit, qui s’impose comme une (fausse) évidence. La danse rondement menée par un réalisateur attaché aux corps faits et défaits pirouette alors en valse aux adieux.
Avant que le nom du personnage éponyme n’apparaisse en guise de titre, ce sont des bruits de train qui traversent la salle : si le nom de Gabrielle s’inscrit, c’est Jean que l’on voit, en noir et blanc, sûr de lui et de l’équilibre de son existence, et c’est aussi lui que l’on entend au travers d’une voix off qui le place directement dans la position du narrateur. Car le rôle tenu par Pascal Greggory tient les ficelles de l’action dramatique : cette parole le place au-dessus de Gabrielle. Il a le pouvoir du mot, le savoir du mot, qu’il soit explication, prière ou pardon. Quand Gabrielle part du domicile conjugal, elle écrit, incapable de dire, tant elle aime regarder. Et lorsqu’elle revient, c’est Jean qui parle, qui tente de la dérider. Il ne s’agit pas d’intellectualiser le geste d’une héroïne aux petits pieds, mais d’en comprendre la portée. Perdue dans son propre dédale de pensée, elle ne se place pas au niveau de la compréhension ou même de la pitié : elle vit ce qu’elle décide de vivre. Il y aurait là matière à décortiquer l’indépendance de la femme dans un monde d’hommes ou le désir jusqu’au-boutiste d’un être asocial stricto sensu.
Rien de tel dans le dernier film de Patrice Chéreau : il s’agit d’un être médiocre, non de la trempe des petites sœurs de Madame Bovary. Gabrielle est une femme inconsciente, non du fait que quitter son mari sans raison expliquée ne se fasse pas dans un univers où l’on ne sucre les fraises qu’avec la main d’un inférieur, mais du fait qu’il y ait autrui. Son entourage n’est ni un poids ni un jeu, il est inexistant. Elle prend garde à son propre plaisir (on ne saurait l’en blâmer), parce qu’il est sien, non parce qu’il est plaisir. Lorsqu’elle se confie à sa bonne dans la salle d’eau, lieu intime au possible devenu ici une cachette, c’est en supérieure qu’elle lui parle, non en femme perdue. La maîtresse de maison reprendra le dessus. Les larmes et les rires inconsidérés de Gabrielle en disent alors plus long que ses tirades mondaines qui n’en paraissent pas moins raisonnées ou brillantes.
Quand un badaud, sur le quai de la gare, s’exclame « La mort partout, c’est cela qu’on voit au théâtre maintenant ! », on entend parfaitement que le lieu du narrateur, de Jean, ne sera pas celui de la comédie. Loin de la simplicité des mondanités puisant leur intérêt dans un concours de paraître, Patrice Chéreau mêle les deux théâtres, les deux vérités : celle qui est racontée, toute proche de celle qui perd les êtres et qui se poursuit infiniment.
Le réalisateur n’est pourtant jamais dans le jugement de ses personnages : si Intimité ou Son frère n’ont rien de commun avec Gabrielle, on y retrouvait cette puissance du drame, de la construction, on y retrouvait l’amour d’un personnage dans ce qu’il peut avoir de plus détestable, et de plus humain. Le film est construit comme un opéra, musicalement et visuellement : on y trouve le prologue, l’arrivée de Jean à la gare et la présentation de sa femme (entourée) ; vient ensuite le temps du basculement, le départ de Gabrielle. Comme tout opéra digne de ce nom, la fin consiste en l’explosion d’une vérité fatale : sans tragédie sanguinaire ou larmoyante ni petite vérole, on verra Jean. Le seul qui participe au jeu théâtral autant qu’il le démonte.
On retrouve ici l’intérêt de Chéreau pour les corps meurtris : celui-ci n’est montré que lors de scènes de violence sexuelle. L’incapacité de dire chez Gabrielle correspond à l’incapacité de donner, y compris ce qui lui appartient le plus, ce que l’autre peut toucher. Bien que Jean l’aime, l’admire (il dira d’ailleurs de son épouse « Je l’aime comme un collectionneur », Gabrielle étant sa plus belle pièce, incomparable, magnifiée, reine ubuesque, insoupçonnable d’une quelconque trahison), il ne peut accepter ce vide en elle de tout sentiment, de toute tendresse. Et c’est une fois de plus la conscience d’un fait qui provoque le dénouement. Patrice Chéreau ne filme ses personnages ni comme des animaux en cage (dorée) ni comme des êtres humains à étudier à la loupe. Il les observe de près, les scènes de violence étant toujours en gros plan.
Le seul reproche que l’on pourrait alors ajouter est justement l’insistance avec laquelle le cinéaste construit son opéra cinématographique : les moments de Jean, les instants de narration présente, sont filmés en noir et blanc (Jean pose ainsi ses lunettes avant de retrouver la couleur), comme une trame temporelle inversée, alors que les saynètes en couleurs forment l’histoire de Gabrielle (non de son point de vue, comme nous l’avons vu, elle n’en a point), faussement véridique. Parfaitement construit, le film perd de sa force lorsqu’il s’attarde à la démonstration : les cris sous-titrés, les ralentis aux moments clés du film, les lettres en gras sur l’écran comme pour montrer la puissance d’un mot qui n’est jamais prononcé mais seulement montré, sont autant de lourdeurs à une mise en scène gracieuse et pour le moins prenante. Tout est contraste, dans le mouvement de la caméra lorsque celle-ci se rapproche d’un personnage qui se montre dans toute sa splendeur ou sa décadence, dans la lumière, éclatante pour un dîner qui n’a de réel que les lustres en cristal qui le surplombent, sombre et terne dans une intimité peu épanouissante.
On retrouve les thèmes de Patrice Chéreau, le corps donc, mais aussi celui de l’infidélité à l’humain, le passage de la pitié, du courage à la résignation. L’image n’est jamais fixée où on l’attend, pour la raison qu’il est difficile d’attendre quoi que ce soit de tels personnages. Isabelle Huppert est impériale, comme souvent, froide et sereine, irraisonnée, frôlant parfois le ridicule de son rôle sans jamais y tomber. Mais l’étoile, même en noir et blanc, est incontestablement Pascal Greggory : tantôt heureux d’être là pour vivre son amour et de participer à une fête qu’il ne comprend que trop tard, tantôt capable de renier sa juste colère pour le sauver, il a le mérite d’exister. Tout comme Gabrielle.