Qu’il livre une œuvre théâtrale ou cinématographique, Patrice Chéreau est un metteur en scène exigeant. Rien n’est laissé au hasard, comme l’expriment ses choix, ses principes de mise en scène et sa conception du cinéma.
Avez-vous fait Gabrielle en réaction contre le précédent, Son frère, comme vous l’avez déjà dit d’autres films ?
Je ne voulais pas refaire la même chose. Comme je suis aussi le producteur de Gabrielle, j’ai cherché l’argent, mais je me suis rendu compte qu’un film comme Son frère, qui est facile à faire, techniquement et financièrement, parce que c’était des costumes contemporains, que l’équipe était réduite, qu’il n’y avait pas de maquillage, pas de coiffure, tourné en super-16, donne une impression de liberté folle. Donc il aurait été facile de reproduire le même système, de retrouver un scénario contemporain, qui aurait fait que j’aurais reproduit exactement la même chose, avec les mêmes collaborateurs, et cela aurait pu être fait rapidement. Et je me suis dit que c’était exactement ce qu’il ne fallait pas faire. Je suis content du résultat de Son frère, je pense que j’ai touché deux ou trois choses qui me paraissaient importantes. Mais là je voulais faire exactement le contraire. D’où le fait que ce soit un film historique, en costumes, d’où la lourdeur de production, les figurants, la reproduction historique. J’ai essayé de ne pas me retrouver dans le même sillon, de ne pas labourer le même champ. En lisant la nouvelle, l’idée que ce soit un film historique m’a plu. Parce qu’il y a un plaisir à la reconstitution, il y a un plaisir à trouver la même liberté que Son frère dans une absence apparente de liberté due à la reconstitution d’époque. En fait, je n’ai pas fait le contraire de Son frère, j’ai fait le contraire d’Intimité. Je l’ai découvert après, c’est exactement l’inverse, c’est exactement le revers de la médaille.
Un couple qui s’éloigne, plutôt qu’il ne s’attire…
Oui, et puis il n’y a aucun érotisme, j’ai dû le trouver en les filmant, mais Gabrielle et Jean n’en ressentent aucun. Il n’y a pas de désir, ce sont des gens qui ont oublié complètement qu’ils avaient un corps. Il n’y a pas d’amour.
Vous illustrez avec Gabrielle le thème de la difficulté à connaître l’autre…
J’ai eu un choc quand j’ai lu la nouvelle. Parce qu’une femme qui laisse un mot sur la commode en disant qu’elle ne reviendra plus jamais et qu’elle a rencontré un autre homme, on l’a vu vingt fois au cinéma, on a vu le film, déjà. Un homme qui s’écroule à ce point-là, on l’a vu souvent – un peu moins – mais souvent. Mais quand au moment où il s’écroule, au moment où toute sa vie explose, cette femme revient à la maison, ça je ne l’avais jamais vu, ni lu. On a envie de savoir pourquoi elle est revenue, on a envie de savoir qui est cette femme. Donc c’était une façon très particulière, qui appartient à la nouvelle, de poser le problème du couple, de savoir quelle relation on entretient avec la personne avec qui on vit. La nouvelle m’offrait cette narration magnifique, et le fait surtout que ce soit l’homme qui s’en aille à la fin. J’ai été stupéfait, j’ai reçu un coup de poing dans l’estomac quand je l’ai lu. Donc j’ai eu envie de transmettre cela. On a envie de raconter des histoires, on ne réagit pas forcément à propos d’un thème qu’on voudrait développer. Naturellement, pour des raisons qu’on ne connaît pas toujours, on se sent attiré par une histoire, et on la raconte parce qu’on a envie de la faire partager.
Comment s’est passé le travail d’adaptation de la nouvelle de Conrad ?
Il y a peu d’auteurs qui aient été autant adaptés que Conrad. Dans le livre de Gallimard, il y en a plus de vingt-cinq, télévision et cinéma confondus. C’est troublant, parce que c’est à l’évidence une écriture qui fait penser au cinéma. Et c’est le piège, parce qu’on pourrait se dire qu’il suffit de recopier la nouvelle pour obtenir un scénario. Or, pas du tout. En revanche, les inventions de récit sont stupéfiantes. Le fait qu’elle revienne, par exemple, le fait que ce soit l’homme qui parte, l’énigme que constitue le personnage de la femme, la description inouïe, dans un luxe de détails affolant, de l’écroulement de cet homme, qui est bien au-delà de la question de la tromperie, de l’adultère. C’est un écrivain qui joue avec l’ellipse, avec la surprise, avec le suspense de façon incroyablement forte. Donc je trouve que c’est une écriture qui appelle naturellement le cinéma. Mais il ne faut pas penser qu’on peut simplement adapter la nouvelle, et la reproduire. Il a fallu la refaire de fond en comble, mais à partir de ce que Conrad nous avait inspiré.
Entre autres, vous avez étoffé le personnage féminin…
Dans la nouvelle, le personnage féminin est très silencieux, et énigmatique, elle ne prononce que trois phrases, et n’a même pas de nom. À partir du moment où on raconte cette histoire, je pense qu’il était absolument nécessaire que les deux personnages soient à égalité. C’est-à-dire qu’on ait le point de vue de l’homme, et bien sûr aussi celui de la femme. Il y avait une obligation à raconter à égalité les deux. Mais quand on raconte les deux, c’est-à-dire que quand on invente le personnage de la femme, on est obligé d’inventer le personnage de l’homme aussi, puisqu’on lui suppose des réponses à des questions qu’il faut qu’on réécrive, parce que les réponses sont nouvelles. Donc en fait on a tout refait… Mais c’est fidèle, et totalement infidèle.
Est-ce que le procédé des cartons était présent dès l’écriture, en particulier celui qui nous fait découvrir le contenu de la lettre ?
Le procédé était présent, mais pas pour cette scène. Dans le scénario, il n’était pas prévu qu’on écrive la lettre. Il n’était pas prévu qu’on la lise. J’ai espéré qu’on pouvait comprendre ce qu’il y avait dans la lettre sans la voir. Mais on ne sait jamais, j’ai préféré la montrer. Je ne l’ai pas écrite à la main pour en faire un insert, parce que j’ai horreur du procédé. Une écriture sur une page de papier ancien, je trouvais cela absolument effrayant. Donc on a cherché ailleurs. J’ai eu l’idée très tôt des titres, l’idée qu’il y aurait peut-être des répliques – lesquelles, je ne l’ai trouvé qu’au montage – qu’on lirait au lieu de les entendre, et qu’il y aurait des cartons. Celui qui était prévu dès le départ, c’est le dernier : « Il ne revint jamais. » Je n’ai aucun autre moyen de transmettre l’information qu’en l’écrivant. Ou alors il fallait continuer le film, pour raconter la vie qu’il mène ensuite. Or, par le fait qu’elle soit écrite dans le film, on retrouve l’effet de la dernière ligne de la nouvelle, qui est un couperet, une épitaphe, une phrase lapidaire qui stoppe tout. Il n’y a plus rien à raconter. Il n’y a que notre point de vue à nous, spectateurs, qui restons dans la maison alors que lui en sort, on entend la porte claquer, et c’est fini. Donc forcément il y avait ce carton-là. Et après j’ai essayé de travailler sur d’autres possibilités. Celle que je préfère, c’est quand il crie « Restez ! », et qu’on n’entend pas le cri. Mais on le lit, y compris avec le point d’exclamation. Là j’ai l’impression de voir, d’avoir le temps de voir autrement que d’habitude. C’est simplement ce autrement que d’habitude qui est important, par exemple le personnage de Gabrielle qui ne bouge pas, qui est sur le pas de la porte, qui était en train de partir, et qui finalement après un très long temps, revient.
La voix off du début laisse place sans qu’on s’en rende compte à une voix et à une narration en direct, puisque Jean s’interrompt au moment même où il voit la lettre sur le commode…
À ce moment-là, il n’y a plus de voix off, il est interrompu dans sa conviction profonde. Une voix off est un accélérateur d’histoire. Il y a de très belles voix off dans les films de Scorsese, par exemple, ce sont des voix off pétaradantes, comme celle des Affranchis, où le personnage raconte toute l’histoire, commence en disant « J’ai toujours voulu être un gangster », et termine à la fin du film en disant « Je ne suis qu’un imbécile ». J’ai toujours voulu faire un film avec une voix off, de la même façon que j’ai toujours rêvé de faire un film en noir et blanc. Donc il y a des morceaux des ces envies-là qui sont dans le film. La voix off est offerte un petit peu sur un plateau dans la nouvelle, dans la mesure où cet homme – bien que ce soit un récit à la troisième personne – ne tarit pas sur sa vie, et Conrad nous raconte à profusion ce que pense cet homme, et ce que pense cet homme, c’est à peu près exactement ce que dit la voix off. Donc je voulais le montrer dans toute son arrogance, et lui faire raconter tout ce dont on avait besoin pour commencer l’histoire, et évidemment, la première image que j’ai eue, c’est ce noir et blanc, cette voix off, et que la voix off s’arrête nette quand la lettre est lue.
Malgré la forme cinématographique que vous développez ici, est-ce que vous revendiquez l’aspect théâtral du film ?
Je ne le revendique pas, je m’attends à ce qu’on me le dise, ce n’est pas pareil. C’est le paradoxe du film. Mais d’abord, qu’est-ce qui est théâtral ? C’est compliqué de le définir. Les films sont souvent très théâtraux. Est-ce qu’on est théâtral parce que ça se passe dans un intérieur, parce qu’il y a deux personnes, et que les dialogues sont très longs ? Je ne crois pas. Ce sont les caractéristiques d’énormément de films. Est-ce qu’on est théâtral parce que le réalisateur a fait beaucoup de théâtre avant ? Déjà un peu plus. Et en même temps, tout ce que je sais faire de la direction d’acteurs, du travail des costumes et des décors, ça vient forcément du théâtre, puisque c’est ma langue maternelle en quelque sorte. Ce qui me fascinait, c’était que chaque fois que je puisais librement dans le savoir théâtral que j’ai, dans ce film-là, ça produisait toujours du cinéma. À l’inverse, les gros plans, les plans larges que je fais, n’ont rien à voir avec le théâtre. La domestique qui monte les escaliers la lampe à la main, à la fin, et cet homme qui se cache dans les ténèbres, ce n’est pas du théâtre non plus. Ou alors il y a une composante chez ces deux personnages d’une vie théâtrale, ou théâtralisée, puisqu’ils se donnent en représentation d’une certaine façon, au début en tout cas.
Est-ce que le montage a été le moment d’expérimentations, par exemple pour placer les cartons ?
Bien sûr. On a essayé vingt-cinq endroits, et vingt-cinq répliques, avant de trouver le « Restez ! ». On a essayé d’autres fondus enchaînés, des fondus au blanc, on a tout essayé. Pour le noir et blanc et la couleur aussi, nous avons fait des essais.
Donc le montage est une nouvelle relecture ?
Oui, toujours. C’est une nouvelle lecture du matériel. Au montage, on a tout le matériel qu’on a filmé, on a une profusion de plans, et on fait des choix. Lors de la scène du repas, j’ai fait systématiquement trois grosseurs sur chacun : large, moyen, et serré. Le montage est une relecture, et même une analyse critique du matériel, pour essayer de trouver la plus grande fluidité, la plus grande surprise, et l’émotion particulière à ce film.
Après la caméra mobile du début, la caméra se rapproche des visages au fur et à mesure du drame. C’est une manière d’être plus proche des acteurs ?
Je suis toujours très proche des acteurs. Le cinéma a inventé le gros plan il y a très longtemps. La beauté du cinéma, c’est justement de pouvoir être proche du visage des comédiens. Mais la caméra est toujours mobile. Il y a une scène où la caméra ne bouge pratiquement pas, c’est la scène du repas. Mais le montage, lui, bouge, puisqu’on est dans différentes grosseurs. La caméra était toujours absolument en déplacement. La première chose que l’on faisait, c’était de mettre des plaques par terre pour rouler, avant même de savoir le mouvement de caméra qu’on allait faire. Mais si jamais on voulait bouger la caméra, on pouvait toujours le faire. Quand ils ne sont que deux, il fallait inventer toutes les façons qu’il y a de pouvoir filmer deux personnes, sans être systématiquement champ-contrechamp. Il y avait une grammaire à trouver, on ne peut pas non plus bouger arbitrairement autour d’une personne qui ne bouge pas. Mais il fallait quand même trouver une écriture.
La musique a beaucoup d’importance dans le film…
C’est de la très grande musique. C’est de la musique contemporaine. Si on avait mis de la musique d’époque, on aurait touché le fond du cauchemar. Mais là, c’est une musique qui a une capacité de violence, qui est très riche instrumentalement, elle n’a pas été faite par un ordinateur, mais avec un orchestre symphonique. Comme pour la façon de filmer, je me suis abandonné à la musique, parce que je me suis dit qu’il s’agissait de deux personnes qui ont refusé toute leur vie les émotions, qui n’ont pas de désir, qui ont échappé à la sensualité. Je me suis donc dit que je devais leur donner de la sensualité, moi je les aime, et je montre que les peaux et les visages sont sensuels. La musique donne le lyrisme qu’ils sont incapables d’avoir, et qui est en eux. Il y a une violence froide, et quelque chose qui ne sort jamais, dans le film. Et la musique permet de faire ressortir cela. On a fait des fortissimo d’orchestre que je n’avais encore jamais faits dans aucun film.
Comment avez-vous procédé pour éviter la reconstitution historique ?
Je n’ai pas cherché à l’éviter, mais encore faut-il reconstituer ce qu’on a envie de voir. Il ne faut pas reconstituer en copiant les tableaux ou les photos de l’époque. Il faut prendre dans les tableaux et dans les photos ce qu’on a envie de trouver. Nous avions quelques principes : il n’y a absolument jamais aucune lampe avec un abat-jour sur les tables, toute la lumière vient du haut, du plafond. C’est une lumière plus dure. Parfois aussi les murs sont vides. Les murs de la maison étaient très beaux, dans un jaune délavé, magnifiques pour les visages. On a mis très peu de meubles, parfois même les salons ne sont plus que de très grandes salles de bal désertes. Donc, on a transposé. Et il n’y a pas une seule plante verte. Parce que quelques fois, y compris dans de très beaux films, il y a une profusion ahurissante de meubles. Quand on veut faire riche, on met beaucoup de meubles et de plantes vertes, donc j’essaie de ne pas en mettre. C’est une transposition qu’on trouve naturellement. La très grande transposition de La Reine Margot, c’était de faire des costumes qui étaient portés cent ans après l’époque du film, de ne pas suivre la mode de l’époque qui était infernale, et de ne mettre à personne, absolument jamais, aucun chapeau. Ça a l’air bête, mais les chapeaux à plumes Henri III, je ne crois pas qu’il y ait de chose plus anti-érotique, et plus effrayante, donc il n’y en a pas. Dans Gabrielle par contre, il y a beaucoup de chapeaux, mais toujours on doit décider ce que veut voir et ce qu’on ne veut pas voir. Donc c’est à la fois incroyablement reconstitué, mais il n’y a jamais de soumission totale et aveugle à la vérité historique. Les voitures ne sont pas d’époque, par exemple, ni le train. On m’a fait des remarques, mais je m’en fiche. Vous avez vu les voitures de l’époque ? Je ne veux pas de ça dans mon film.
C’est une manière de se rapprocher des personnages, qui sont intemporels…
Absolument. C’est compliqué, les films historiques. On a tendance à dire : « Regardez comme j’ai bien reconstitué l’époque ». Et puis les décors ont coûté de l’argent, donc forcément on a tendance à vouloir les montrer. J’avais dit au décorateur de La Reine Margot : « Ta rue, elle est formidable, mais je ne vais pas la montrer. », je me suis soumis à une logique totale de film contemporain, c’est-à-dire que quand on prend quelqu’un qui sort d’un porche dans une rue, on ne montre pas la rue, on montre l’acteur. Mais globalement, tous les réalisateurs sont passés à un autre type d’écriture, qui vient aussi des nouvelles possibilités techniques de filmer. On a moins besoin d’éclairer maintenant, les pellicules sont beaucoup plus sensibles, on a le Steadicam alors qu’on ne l’avait pas. Techniquement, la configuration a changé. Je pense aujourd’hui que la manière que j’ai de faire du cinéma vient de ce que je vois dans les films des autres.