Dans la droite lignée de Demain et encore demain (1997), la réalisatrice poursuit son exploration du film de famille et livre un récit qui se déploie sur dix ans. Grandir (anciennement intitulé Ô heureux jours!) : un film qui parle d’amour.
Un avion survole l’Atlantique. Il emmène la famille Cabrera en Amérique pour le mariage de Bernard, le frère de la réalisatrice. Retrouvailles, embrassades, discussions, souvenirs et émotion (rarement contenue). Rien de très original en somme si ce n’est le regard que pose la réalisatrice sur ces moments en famille. Caméra au poing, toujours derrière l’objectif, elle filme. Elle filme inlassablement son père, sa mère, ses frères et sœurs, ses neveux et nièces. Elle les filme car elle les trouve beaux. Cette beauté affleure très tôt malgré l’image imprécise, les cadres bringuebalants et les voix qui se chevauchent. Depuis de nombreuses années, elle ne prend plus vraiment part aux événements, trop occupée à immortaliser les siens, certainement pour essayer de repousser le plus loin possible le moment de la disparition. Mais ils ne disparaîtront jamais. Ils sont là, sur le film, incrustés dans la pellicule puis dans l’image numérique.
Pour Dominique Cabrera, le cinéma permet d’explorer le passé, de le comprendre, de le revoir en se repassant de vieilles bobines de son père ou le DVD de Demain et encore demain, un pan de la saga cabrerienne qui lui permet aujourd’hui encore d’y voir plus clair. Le film filme le film qui se déroule et crée une superposition d’images qui pénètrent chaque fois plus en profondeur l’histoire d’une famille qui n’a pas encore révélé tous ses secrets. Et le récit prend corps. D’un matériau si vaste et hétérogène, le film crée une trame forte, dense, resserrée qui emporte le spectateur dans les affres de la famille Cabrera et leurs insomnies collectives (spécialités de la maison), sujet de nombreuses discussions et interrogations. Mais qu’est-ce qui les travaille autant ? Qu’est-ce qui les empêche de dormir ?
Le film enquête en procédant par strates. Prenant comme point de départ un mariage, le jour heureux par excellence, il sillonne ensuite le passé, discrètement, par le truchement de questions en off de la réalisatrice, par le souvenir du bonheur et de la souffrance pour finalement aboutir à l’un des événements fondamentaux de la « dynastie » Cabrera : les conditions mystérieuses de la naissance de leur mère en Algérie. Les filles se rendent alors sur place pour y consulter des registres de naissance et interroger les témoins ; elles s’attellent avec ferveur à retrouver la trace de leur mère, comme si la vérité les soulagerait enfin toutes et tous, permettant de comprendre cette douleur qui les étreint sans crier gare. Qui les unit aussi.
Malgré cette recherche de l’élément qui fait mal, Grandir n’est pas une œuvre à but thérapeutique. C’est un film de famille qui parvient, par le montage et par l’apposition d’une voix off, à transformer des séquences ontologiquement destinées à n’intéresser que les membres d’une fratrie en un récit homogène qui transcende l’aspect anecdotique. À partir d’un matériau singulier et personnel, le film ouvre généreusement les portes de l’intime pour mieux montrer la valeur de ceux que Dominique Cabrera aime et qu’elle voudrait ne jamais voir partir. Car comme l’a dit une spectatrice lors de la discussion qui a suivi la projection du film en mars dernier à Cinéma du réel, ce film pourrait s’appeler tout simplement « Amour ».