Ouvrier immigré à Bruxelles, Stefan est un personnage cultivant une attention aiguë à ce qui l’entoure : tandis qu’il envisage de rentrer en Roumanie pour les vacances d’été, il passe ses journées seul et erre sans but précis en attendant que sa voiture, en panne, soit réparée. Le fait qu’il soit toujours en mouvement tout en revendiquant une forme de lenteur (il dit privilégier la marche, quelle que soit la distance à parcourir), nourrit une petite chronique estivale aussi patiente que dynamique, qui figure les flux du monde moderne sans se départir d’une approche fondée sur l’instant présent. « Here » : le titre annonce de cette manière le principe moteur de la mise en scène, que l’on entraperçoit dès les premiers plans, consacrés aux chantiers sur lesquels travaille Stefan. Au maillage formé par les lignes des immeubles se conjuguent les circuits de la métropole (tramways, trains, passants), à l’avant ou à l’arrière-plan, sur les reflets des vitres ou à travers les surcadrages dessinés par les lignes de l’architecture. La flânerie de Stefan se couple en ce sens à une trajectoire réticulaire, qui le voit naviguer entre des décors urbains et d’autres plus verdoyants (bois, parcs, jardins partagés, etc.). L’intelligence du film tient à ne pas hiérarchiser ni opposer les deux pôles, nature/culture ou nature/ville, mais au contraire à les entrelacer sans cesse, dans un jeu de circulation organique. En témoigne un raccord ludique, qui fait se succéder la récolte d’un navet à l’emballage d’un reste de soupe : d’un plan à l’autre, c’est une forme de continuité et d’horizontalité qui préside au-delà de la transformation de la matière.
Here s’avère en cela un film « terrestre », au sens latourien du terme : il repose sur une absence de dualisme entre l’humain et la nature, la ville et la forêt, l’ici et l’à‑côté. On pourrait même parler de mise en scène environnementale, dans la mesure où l’ensemble des situations avec lesquelles Stefan est en prise se trouve systématiquement modulé, voire reconfiguré, par un élément environnant, qu’il se trouve à la périphérie du cadre (de la mousse sur le sol) ou qu’il surgisse du hors-champ (un train qui passe à vive allure). Ainsi d’une séquence dans un restaurant chinois qui se présente dans un premier temps comme le théâtre d’une simple rencontre entre Stefan et Shuxiu, une doctorante préparant une thèse sur les mousses. Au milieu de leur conversation, un livreur Uber apparaît pour prendre une commande, s’apprêtant à braver sur son vélo la pluie à l’extérieur : c’est comme si, tout à coup, la bulle qui se formait entre les deux personnages s’ouvrait à l’ensemble des éléments composant le petit microcosme de l’établissement en particulier et de la restauration en général.
La distance maintenue entre Stefan et Shuxiu, qui conversent d’un bout à l’autre du restaurant sans s’approcher l’un de l’autre, visait sans doute à accueillir cette irruption. Une autre scène renforce cette hypothèse : alors que Shuxiu présente plus tard à Stefan des espèces de mousses forestières (que, selon la doctorante, personne ne regarde alors qu’elles contiennent un univers en soi), celle-ci lui intime de reculer un peu tandis qu’elle examine la végétation, lui indiquant qu’il est « trop près ». Au début du récit, Stefan s’excusait déjà, avec une politesse quasi excessive, d’avoir touché sa voisine de bus avec son coude : dans Here, « devenir terrestre » implique de chercher la bonne distance avec les choses qui nous entourent et d’actualiser sans cesse sa position, pour mieux faire corps avec le monde et prendre en compte ses plus intimes fluctuations. Jusqu’aux micromouvements des mousses.