Ce qu’il y a de déroutant dans un festival comme celui de La Roche-sur-Yon, c’est qu’on y fait flamber toutes les essences dans le même brasier, et que les plus beaux crépitements ne sont pas toujours produits par les combustibles a priori les plus nobles et raffinés. Dirigé cette année par Paolo Moretti, qui prend le relais du binôme Yannick Reix/Emmanuel Burdeau, le FIF poursuit une mue amorcée en 2010 et affirme sa volonté d’abattre les cloisons entre la fiction et les formules plus adultérines. En découle un carnaval de monstres et de chimères, à la croisée du documentaire et de l’autofiction, de la peinture et de l’excrémentiel, défilant sous l’oracle d’un cinéma entaché d’impureté, sans cesse menacé de se dissoudre dans l’un ou l’autre des univers frôlés. Un cinéma abrasif donc, liquidé et raclé dans les gamelles festivalières, pour faire apparaître les matières composites du dedans : comme si les plus beaux films dépliaient le même programme de décapement et de brouillage, visant in fine l’horizon du chaos formel, du métissage disciplinaire ou de la mutation génétique. Friande de liqueurs inédites, il était temps que la revue Critikat y trempe ses papilles ; et si dans la touffeur d’une Vendée aux vapeurs de l’été indien, la cuvée 2014 nous a par moments laissés sur notre soif, la gorgée ne laisse pas moins une saveur aigre-douce à qui sait apprécier les relents acides et parfumés des lendemains de films-freaks en enfilade. Hélas, victime du jeu des chevauchements et d’un mauvais calcul, le Grand Prix du Jury manquera à nos colonnes (Another Year, d’Oxana Bychkova, remportant à la surprise générale une récompense qui semblait promise à d’autres). Mais nous ne repartons pas bredouille pour autant : entre la pantomime clownesque d’HPG, la sensualité soap de Fort Buchanan et le miroir brisé qu’Antoine Barraud tend à Bonello, petit tour de piste en sept sensations dans le kaléidoscope ébouriffant d’un rendez-vous qu’il ne faudra plus manquer.
Bretelles
Sur l’autoroute cabossée du cinéma « d’art et essai », nombreuses sont les bifurcations possibles, et rares les cinéastes suffisamment habiles pour les emprunter sans risquer le carambolage. Or, la grande force de la programmation de Paolo Moretti et son équipe, est justement d’avoir tendu la main à ces films fragiles, déjantés ou mal fignolés qui, parfois coupables de mettre la charrue du « radical » avant les bœufs d’une matière première à pulvériser, finissent par étinceler dans leurs sorties de route. Et qu’on se le dise une bonne fois pour toute, on préférera toujours un aller simple en Solex chargé au kérosène, à une carrosserie de Lamborghini posée sur un châssis de Quatre-Ailes. Ceci étant dit, en matière de tuning filmique, le photographe et cinéaste expérimental Ben Russell, basé à Chicago et passé par le Moma et Rotterdam, n’en est plus à son premier tour de chauffe. Récipiendaire – ex-aequo – du prix Nouvelle Vague (nouveau né à La Roche, fruit d’une politique d’accueil des écritures buissonnières et du jeune cinéma, prônée par le Festival), Atlantis desquame le contemporain, et souffle sur les peaux mortes d’une civilisation méditerranéenne hantée par l’éternel retour du mythologique. Lacérée de cicatrices et de grumeaux argentiques, la peau du film suture les temporalités comme un médecin légiste rapièce un corps éparpillé, à la manière du Brakhage de The Act of Seeing with One’s Own Eyes (1971). Sauf qu’ici, le cadavre à ausculter est celui d’une utopie : un monde englouti puis recraché en morceaux invisibles, filtré par une tradition orale qui en accueille les résidus incorporels. Témoin cette scène étourdissante où, emporté dans un bond déclamatoire, un rade de pêcheurs plein à craquer beugle une chanson traditionnelle jusqu’à faire corps dans la communion. En anthropologue sous acides, Ben Russell change de braquet esthétique et livre ici une chronique incantatoire et plus souillonne que d’ordinaire ; mais pas moins sidérante que les 13 plans-séquences de Let Each One Go Where He May (2009) pour autant, qui s’enfonçait déjà dans des rituels ancestraux, sur les eaux noires du Surinam.
Dans la même famille de compétition (mais au rayon vaguelettes), le van-santien Violet de Bas Devos mêle, comme Atlantis, oraison et abstractions formalistes d’un seul tenant ; mais sur un mode plus volontariste que l’américain. Dans un lotissement pavillonnaire flamand, Jesse, ado membre d’un clan de riders de BMX, assiste impuissant à la mort violente de son ami Jonas. Sous le poids du regard des autres, et d’un sentiment de lâcheté qui l’accable, il replonge dans le bain d’un quotidien méconnaissable et engourdi. Coming of age movie maquillé sous un voile de coquetteries encombrantes, Violet se prend les pieds dans le tapis de son sujet balisé, à défaut de s’en réapproprier les codes. Pourtant le film tient miraculeusement la route, malgré son symbolisme patapouf (long insert sur un trou en forme de tombeau, promenade en plan séquence de Jesse tenant le vélo vide de Jonas) et ses gimmicks télévisuels (profondeur de champ réduite au minimum, renforcée par le traitement ouaté des flous de profondeur), sauf quand il s’égare dans ses fanfreluches expérimentales, ultimes gouttes qui font déborder le vase de l’esbroufe par excès de pompe (funèbre). C’est d’autant plus regrettable qu’un équilibre – certes fragile – semblait pouvoir supporter la gravité de l’oraison, même sans ces béquilles formalistes que l’on soupçonne plaquées pour étirer la durée du film. On retiendra plutôt, pour mieux nous faire mentir, le dernier plan-séquence magnétique, qui serpente à l’aube sur la route principale du lotissement. Dans ce geste cristallin, Bas Devos offre un aperçu de ce qu’aurait pu être le film, libéré de sa camisole arty : une odyssée mortuaire au royaume du BMX, entre les montagnes russes libératoires en forêt et la pesanteur malaisante des repas de famille. En d’autres mots, un film de teen limpide et glacial, dans l’héritage assumé d’Elephant et de Paranoid Park.
Enfin, au registre des sorties de routes audacieuses, Fort Buchanan de Benjamin Crotty emprunte la bretelle du soap dans un geste qui doit beaucoup à l’iconoclasme de son grand ami et ex-coréalisateur, Gabriel Abrantes. S’il est encore loin du stakhanovisme de son camarade du Fresnoy, son cinéma à feu doux s’avère tout aussi sensoriel et gourmand. Après un chemin de croix de deux ans et un cortège d’obstacles financiers, ce projet de feuilleton converti en long métrage de poche (65 minutes qui nous laissent un peu sur notre faim, avec son goût de revenez‑y) télescope la série américaine Army Wives et le sensualisme postcolonial de Beau Travail de Claire Denis, dans une collision ciné-cathodique moins poseuse qu’on ne le craignait. Pour faire simple, les désirs d’une petite communauté de desperates housewives (et housemen) cuisent à l’étuvée dans un camp retranché, tandis que leurs époux missionnaires fondent à leur tour sous le soleil et le charme des nouvelles recrues. Conçu et diffusé à l’origine en plusieurs épisodes (notamment au festival de Locarno, en 2012), le bout à bout tient à la fois du ratage complet et de la solution providentielle. De fait, la linéarité sérielle bute sur la grossièreté des coutures, produisant force grumeaux et hiatus burlesques, au service d’un faux rythme alangui, aux antipodes de l’hystérie gueularde du tout venant de la comédie hexagonale. Au passage, il faut signaler la performance des comédiens, sur la corde raide d’un sentimentalisme outré (le versant parodique) et de la pure fragilité (la candeur troublante, premier degré kamikaze dans un univers hyper référencé). Impérial et sans rival, le film empoche le Grand Prix (ex-aequo avec Atlantis, qu’il surclasse d’une tête, à nos yeux) de la compétition Nouvelle Vague ; et devant la séduction de sa plastique sans bourrelets, la présence d’Abrantes au jury ne saurait remettre en cause le bien-fondé de ce succès largement mérité – auquel nous souhaitons amour, gloire et beauté.
Pyg-moi-lion : la complainte des ego scriptor
À défaut de déferler en nombre sur la programmation, l’autofiction s’est quand à elle fendue de deux ovnis monstrueux, pour diverses raisons. Le premier, reconstitution d’un rassemblement festif d’anciens camarades du primaire et du collège, offre à « l’artiste » suédoise Anna Odell, l’occasion d’un règlement de compte par procuration. Sensation ricaneuse du festival, le Revenge (without a cause) movie, The Reunion, se glisse dans la tradition scandinave d’un sadisme victimaire complètement à côté de la plaque. Car voyez-vous, l’idée du film part d’une vraie réunion d’anciens élèves à laquelle notre aspirante trouble-fête n’a pas été conviée. Fâchée, Anna s’empare d’un budget de long métrage et rejoue la scène manquée, enfilant au passage la cape de justicière des opprimés de la cour de récré. Investie d’une mission d’utilité publique (après deux portes ouvertes chargées sur les thèmes finauds du « suicide » et de « l’aliénation » — non, nous ne sommes pas dans un épisode de Daria, et après vérification la performer était bien en âge de voter) il s’agit, par le biais d’un gros caca nerveux hors de propos, de faire voler les « hiérarchies sociales » en éclat, et ce dès l’apparition des premiers symptômes de goguenardise en culotte courte. Sarkozy l’avait rêvé, Odell l’a fait : dans un procès à charge au déterminisme caractériel tout simplement scandaleux, vingt-cinq ans plus tard, les anciens beaux gosses du CE1 B de la classe de Ugly Anna en prennent pour leur grade, encaissant avec un regard bas du front (qui en dit long sur le traitement pachydermique de la psychologie des personnages) les postillons de venin égocentrique débités par une auteur/actrice/victime au climax de sa jubilation revancharde. Et que reste-t-il de tout ce pataquès ? Une bonne vieille leçon à la Nadine de Rothschild, flanquée d’un réalisme « coup de poing », dans le mauvais esprit d’un Thomas Vinterberg ou des Lars Von Trier les plus misanthropes – le talent en moins. Moralité : méfiez-vous du laideron à lunettes que vous n’avez jamais invité à votre anniversaire, il pourrait nourrir un monstre de prétentions obèses qui plonge tous les soirs des Polly Pocket à votre effigie dans sa marmite vaudou. (La mise en scène ? une série de champs-contrechamps noyés dans le scintillement clinique d’une publicité « Calgon ». Mais qui s’en soucie vraiment ?)
Autre culture autres mœurs, notre deuxième ego-freak est cette fois-ci un gentil monstre – ou plutôt un monstre châtré, incapable de darder le curseur de ses deux mille cinq cents conquêtes depuis qu’il a planté son drapeau dans la chaleur du foyer conjugal. S’il ne fait pas vraiment peau neuve, ce nouveau sketch de HPG rejoue sur un terrain documentaire le blues bien connu du hardeur dans une version moins foutraque, donc plus digeste et sensible, que Les Mouvements du bassin (2012) et On ne devrait pas exister (2005). Malgré quelques séquences accablantes de narcissisme neuneu (on pense à cette pantomime gênante accompagnée par Christophe à l’harmonica, pris au piège d’une scène qui tombe comme un cheveu sur la soupe), la complainte clownesque de notre étalon gonzo national fait mouche dans la simplicité enfantine de son dispositif. À mille lieues de la sophistication cache-misère des machinations d’Anna Odell, la reconstitution in media res du couffin familial et des plateaux de tournage offre à cet artisan de l’auto flagellation un espace de cabotinage illimité, mais truffé de pépites hilarantes. Sous couvert de journal intime, Fils de fait craquer les coutures de son slip de chasteté, pour nous entraîner sur les versants du documentaire comique qui, malgré de timides attouchements, reste un territoire à dépuceler. À l’opposé des victimes du syndrome de la forteresse assiégée, les gesticulations d’HPG brassent moins d’air qu’il n’y paraît, et fédèrent nos pulsions de polichinelle. À ce titre, le pornographe renoue avec la tradition du bouffon du roi, inconscient à ciel ouvert d’une société constipée et férue de ces repoussoirs commodes qui, de tout temps, ramassent les coups pour mieux nous vider les bourses.
Les écorchés : sensations picturales
Enfin, saluons librement ce qui restera comme les deux plus beaux films du festival à nos yeux, toutes compétitions confondues. Le premier confirme Bertrand Bonello, déjà auréolé du succès de Saint Laurent, à la tête du cinéma d’auteur français. Récompensé à la place d’Antoine Barraud, réalisateur du film, Bonello incarne dans Le Dos rouge un cinéaste en quête d’un écho pictural au trouble qui le dévore : un chaos intérieur, pluriel et vertigineux, matérialisé par une trace rouge qui lui pousse littéralement dans le dos. Après Les Gouffres, premier long tartiné de mignardises, Antoine Barraud signe un nouveau film conjugué formellement à l’imparfait, qui tente et trébuche souvent, mais fait preuve d’une candeur admirable et trop rare dans le cinéma contemporain. Guidé dans la recherche de « son » monstre par une Jeanne Balibar au firmament de son snobisme démocratique, le passeur Bonello s’enfonce dans un carrousel de figures désirantes (de Nicolas Maury, drôle et consumé, à Géraldine Pailhas en feu follet) qui renvoient chacunes à l’un ou l’autre des tableaux auscultés. Filmant le Paris cramoisi dans une viande d’image en charpie, Barraud pèle son récit en épluchures de plus en plus fines, à mesure que la tache rouge recouvre le dos de son personnage. Le film trouve ainsi sa beauté en trempant son scénario dans le bain acide d’un drame plastique de l’écorchement : après avoir cherché en vain sa créature idéale, Bonello et sa compagne se badigeonnent d’une pâte rouge et libèrent enfin les vrais monstres ; ceux ranimés par l’amour hystérique, les écorchés vifs, galopant dans une course furibonde la peau retournée comme un gant, portés par un élan viscéral et les sensations les plus brutalistes d’une passion à fleur de nerf. De Balthus au Caravage, en passant par Chasseriau, c’était bien du côté de Bacon qu’il fallait chercher – que le film cite à la dérobée, comme un morceau de puzzle mâché puis recraché sur le mode de l’entoilement. Devant le succès inattendu de ce Dos rouge, on attend les prochains films d’Antoine Barraud avec une attention d’autant plus grande qu’ils pourraient prendre mille visages différents – soit l’apanage des cinéastes faisant feu de tout bois, loin des obsédés de la reconnaissance à tout prix.
Mais la palme du coup de force (nauséeux) revient à un film hors norme et difficile à aimer, sans équivalents dans l’histoire du cinéma : car Hard to Be a God, du méconnu et déjà regretté Alekseï Guerman, déploie sous ses faux-airs de fresque Grolandaise, une virée burlesque hardcore d’un radicalisme excrémentiel jamais atteint – de mémoire cinéphile. Qui aurait cru qu’une telle orgie de scatophilie rococo sortirait des entrailles du cinéma russe (jusqu’à présent pas le plus grand contributeur de l’histoire de la comédie) ? Odyssée gastrique au Royaume de la merde, le film nous entraîne dans une fosse septique à ciel ouvert, nommée « le Détroit », gouvernée par un tyran mi-résigné, mi-éclairé, sur un monde parallèle qui ressemble comme deux gouttes d’eau aux visions les plus ordurières du bas Moyen-âge. Peuplé d’avortons glaireux et de curetons ventrus, ceints dans un noir et blanc charbonneux, Hard to Be a God dialogue par contraste absolu avec les films les plus gracieux du répertoire slave. Dans un délire hégélien, on se prend à imaginer que le ciel aurait missionné Guerman de combler le hors-champ d’Andreï Roublev, coupable de ne jamais baisser les yeux sur les crapoteux qui l’entourent. Dans un renversement intégral de l’iconographie tarkovskienne, le cauchemar fécal et ubuesque de Guerman ressemble à une version grouillante du cinéma de Béla Tarr, à l’haleine pasolinienne (pour sa farce populaire et son cortège d’édentés ricaneurs), et au carrefour des Bertrand Mandico les plus visqueux et de la gauloiserie des Visiteurs. Car sous ses airs de parodie forcenée, le film finit par toucher au sublime d’une manière inédite. La caméra se faufile comme un ver dans le tube digestif d’un corps-monde rabelaisien, et prend le détour de la digestion difficile pour condamner par métaphore un moyen-âge (et une Russie) à l’obscurantisme indécrottable. Adapté du roman éponyme d’Arkady et Boris Strugatsky, Hard to Be a God balaye d’un revers de manche l’hydre du scénario, et s’enfonce dans la fange comme dans une toile de Jérôme Bosch ou de Bruegel. L’immersion est étourdissante, et ce défilé de trognes vérolées exhume des monstres familiers, mais jamais montrés dans de telles proportions au cinéma. On ignore si le film trouvera son public, ou des exploitants suffisamment courageux, mais une chose est sûre : le bavoir s’impose.
Malgré notre safari dans la cour des miracles vendéenne, on regrette d’avoir raté par manque de temps – outre le Grand Prix – Un passage d’eau de Louise Hervé et Chloé Maillet, Vincent n’a pas d’écailles de Thomas Salvador (récompensé par un prix du public, et couronné à Bordeaux) et Nuits blanches sur la jetée, de Paul Vecchiali – tous forts intéressants d’après nos sources. Ainsi que la belle rétrospective de Christophe Honoré, à qui Nicolas Thévenin et Morgan Pokée donnèrent la réplique, au cours d’une master-class menée tambour battant. Mais cette année, l’heure était aux monstres et aux chimères. Et malgré quelques films boudinés dans leur pudibonderie, la sélection joua dans ses moments d’incandescence des airs de grandes bacchanales, avec sa foire de films mutants et de visions éthyliques. Il s’en faudrait de peu, que le Campanile de La Roche ne sonne le tocsin du cinéma de demain. Et gageons que ces nouvelles vagues donneront naissance, après leur passage en salle, à d’autres générations d’objets visqueux non identifiés.