Le 11 septembre 1973, le gouvernement socialiste chilien était renversé par un coup d’État militaire. Après trente années d’exil en France, Emilio Pacull retourne sur les traces de sa famille qui a participé, aux côtés d’Allende, à la révolution socialiste, et propose un film où se côtoient sans s’opposer l’intime et l’événement Historique, le document d’archive et le sentiment personnel.
Héros fragiles débute comme un film de fiction. À la lumière rougeâtre d’une chambre noir, Emilio Pacull développe devant nous une photo du président Allende peu après qu’il se fut donné la mort. Puis Pacull explique que cette photo représente en réalité son beau-père, qui s’est suicidé peu de temps avant son ami Allende, auprès duquel il est resté jusqu’au bout. Le sujet du film est livré dès la première scène, les enjeux sont posés : il sera question de l’engagement politique et de la grande Histoire mais aussi de l’enquête intime et du singulier. Au-delà des thèmes qu’il va aborder, Emilio Pacull s’affirme d’emblée comme sujet autant que comme réalisateur de son film (il sera d’ailleurs très souvent à l’image et non pas derrière la caméra). À l’image du cahier qu’il complète au fur et à mesure de dessins et de montages photographiques, le film déroule sa narration, étranger aux mécanismes de la logique et de l’argumentation, substituant à l’investigation et à l’analyse historique l’impression subjective d’un regard personnel (c’est le sens, trop évident, que l’on donne rapidement aux images floues qui jalonnent le film).
Cependant, si le film refuse au début la construction rigoureuse de l’argumentation, il présente néanmoins la dimension didactique traditionnelle du documentaire, qui passe notamment par l’emploi d’archives (images et sons) et de nombreuses interviews de ceux qui ont été les acteurs de l’événement. À mesure que le voyage progresse, le rythme s’accélère et le film abandonne malgré tout progressivement la quête identitaire (l’une des premières interview est celle de sa mère) pour se centrer sur la compréhension des événements, par la mise en parallèle de diverses sources (témoignages mais aussi rapports américains partiellement déclassifiés). Emilio Pacull construit son film comme une prise de conscience progressive, entraînant chez lui sinon la flamme révolutionnaire dont il essayait de saisir l’essence, au moins un sentiment de révolte et une volonté de mettre en évidence la responsabilité américaine. Cela lui permet ainsi de comprendre la façon dont s’est retrouvée impliquée une certaine frange de la société chilienne (le témoignage d’un ancien partisan d’extrême-droite est à ce titre le plus intéressant).
Finalement, la démarche qu’Emilio Pacull choisit d’adopter et réussit à conserver pour aborder son sujet se révèle une grande force du film. Le réalisateur est à la fois le « passeur » – celui qui permet la jonction du public au film (illustré notamment par sa voix off, en français mais aux forts accents chiliens) – et le liant des différentes séquences du film. Interviews et archives sont en permanence ramenées à la subjectivité de l’auteur, qui lui inspire des créations plastiques (collages, peinture, montage photographiques…) dont il donne à voir l’élaboration (reviennent régulièrement des scènes dans sa chambre d’hôtel, le soir, ou il rassemble ces créations dans un cahier qu’il garde sur lui). De la même manière, Emilio Pacull met en regard le réel auquel il se confronte à sa sensibilité de metteur en scène, principalement, à travers les films de Costa-Gavras auxquels il a participé (Missing et État de siège), établissant ainsi un passage entre l’Histoire et le monde de l’art et de la création (les films de Costa Gavras sont en effet troublants par leur acuité à prévoir ce que deviendra la Chili).
Héros fragiles est un carnet de croquis et de photos qui se construit à mesure qu’avance le voyage de son protagoniste, mais sans jamais abandonner un regard impressionniste sur le réel auquel il se confronte. Si on peut regretter quelques séquences qui surchargent l’ensemble (principalement les séquences avec la fille du réalisateur, renchérissant la dimension filiation/quête d’identité déjà présente), le film d’Emilio Pacull est une grande réussite qui marque par sa grande cohérence narrative et la maîtrise de l’approche de son sujet.