Dans un premier temps, on est tenté de se demander pourquoi la documentariste Christine Seghezzi a choisi d’aller poser sa caméra au beau milieu des gigantesques plaines d’Argentine, territoire aux contours indéfinis où le temps semble s’être totalement arrêté. Multipliant les plans qui s’étirent et les lents panos sur ces immensités terrestres, le film – pourtant court, moins d’1h20 – entretient d’abord le flou sur son propos, laissant craindre un dispositif hésitant, sans ligne directrice claire. Pourtant, c’est sur ce point précis que se situe l’intelligence du film : ne cherchant en aucun cas à faire l’hagiographie de quelques agriculteurs en lutte pour préserver leur modèle ancestral de production, nullement débarquée dans cette région reculée pour calquer ses propres convictions sur la réalité d’un monde agricole qui se délite, la réalisatrice est plutôt du genre à considérer que les silences pesants, le refus d’une prise de parole se substituent à tous les discours engagés et volontaristes.
Et pourtant, le constat que dresse en creux Histoires de la plaine est absolument alarmant : autrefois considérées comme productrices de la meilleure viande bovine au monde (des vaches élevées en plein air sur des centaines de milliers d’hectares bénéficiant d’un climat favorable), les grandes plaines argentines ont aujourd’hui été converties à la culture intensive de soja transgénique, activité bien plus rentable pour un pays qui a traversé une grave crise économique au début du siècle. Les conséquences sont sans appel : toutes les bêtes ont disparu, les éleveurs également, laissant se déployer à l’infini la monotonie de champs dépeuplés dangereusement pollués par les pesticides. Le film aurait pu s’en tenir à ce constat présent et fataliste, n’offrant aucune perspective d’évolution, aucun espoir aux quelques uns qui sont restés sur leurs terres en se mettant eux aussi à produire du soja, au péril évident de leur santé. Mais le pluriel du titre prend alors doublement son sens : au-delà des quelques témoignages que Christine Seghezzi parvient à collecter, c’est surtout en remettant en perspective ce beau gâchis au sein de l’histoire argentine que le propos trouve sa plus belle force.
Mémoire oubliée
À la manière de son comparse transandin Patricio Guzmán qui, avec Nostalgie de la lumière et Le Bouton de nacre, parvenait à parler du Chili contemporain par ricochet en allant fouiller dans la mémoire collective du pays (génocide indien, dictature de Pinochet) en filant parfaitement la métaphore, Histoires de la plaine réussit à créer un écho troublant entre la situation actuelle argentine et le passé de ce pays qui a construit toute sa mythologie sur la conquête et l’exploitation de ses grands espaces, tout en réduisant à néant la population indienne. Au travers de quelques témoignages personnels lus en voix off et qui font justement référence à ce passé tout aussi coupable qu’ambitieux, le dispositif permet d’établir un lien très personnel et affectif entre une population et son territoire. Il s’agit souvent d’histoires familiales, d’ascendants arrivés en tant que pionniers dans une région à peine peuplée et qui ont progressivement imposé l’Argentine comme un pays incontournable dans la production bovine. Maintenant que celle-ci s’est déplacée en Chine et que les terres ont été converties à la production de soja transgénique censé nourrir ces vaches d’un autre continent, le pays fait face à un double gâchis : celui d’avoir bien évidemment anéanti la culture amérindienne au profit d’un projet économique qui se voulait durable et qui se retrouve lui aussi saccagé par la quête d’une rentabilité immédiate.
La réalisatrice dit avoir eu du mal à rencontrer des agriculteurs capables de témoigner face caméra. Il est vrai qu’en-dehors de quelques uns qui se montrent un peu plus prolixes, beaucoup d’autres imposent à la caméra patiente leur silence résigné, preuve de leur impuissance face au mastodonte étatique qui a commencé à dénaturer leur travail sous la dictature militaire des années 1970. La démarche de Christine Seghezzi est on ne peut plus respectueuse : elle n’a jamais débarqué dans ces contrées reculées avec une idée toute faite de ce que devait être son film. C’est ce qui donne à Histoires de la plaine son caractère parfois hésitant et hybride. Mais on ne peut que saluer cette démarche d’écoute à l’égard d’un sujet qui requiert la plus grande prudence : sans jamais sur-dramatiser les enjeux ou les événements, ne jouant jamais la carte d’un alarmisme facile, le documentaire s’attache à faire un constat de la situation actuelle. Celui-ci trouve un bel écho dans ce questionnement que la réalisatrice formule avec une évidente humilité : si, aujourd’hui, les Argentins de 2017 peuvent se référer à l’héritage laissé par ceux qui les ont précédés (les Amérindiens, les pionniers), de quel héritage pourra-t-on parler demain pour les futures générations lorsque n’existent plus que des champs de soja transgéniques ?