En 1994, Francisco Paesa, homme d’affaires et agent des services secrets espagnols guère récompensé pour ses actions, accepta d’intervenir pour son compte et pour des honoraires conséquents dans les coulisses d’une affaire retentissante. Le client : Luis Roldán, ex-directeur général de la Guardia Civil (gendarmerie) inculpé de détournement d’argent, pour qui Paesa organisa la fuite du pays, le virement offshore des fonds… et en 1995 la reddition à l’aéroport de Bangkok. Au terme de ces manœuvres rocambolesques au nez et à la barbe de l’État espagnol, deux ministres de l’Intérieur successifs y perdirent leur poste, Roldán écopa d’une peine record de 31 ans de prison (il en purgea 15), mais le magot de ses malversations (1,5 milliard de pesetas soit 9 millions d’euros) ne fut jamais retrouvé. Paesa, lui, court toujours, s’étant fait passer pour mort jusqu’à ce qu’en 2005 (après prescription des faits) une revue l’interviewe dans son grand appartement parisien.
Une arnaque
L’histoire vraie est savoureuse. Hélas, sa fictionnalisation offre une nouvelle vérification d’une triste vérité : si piquante et riche en rebondissements qu’elle puisse être, une histoire authentique se suffit mal à elle-même pour faire un bon film. Surtout quand les maîtres d’œuvre — producteurs, scénaristes et réalisateur — ne voient dans cette stimulante matière que l’opportunité de créer un produit, un film parfaitement — et si possible élégamment — moulé dans ses canons. Sous le prétexte de montrer tout un monde (un haut fonctionnaire corrompu et par ricochet un gouvernement) roulé dans la farine par un homme seul ou presque (un petit réseau de complices et de contacts manipulés) hypothétiquement motivé par un désir de revanche d’ancien subordonné, L’Homme aux mille visages s’échine en fait à être lui-même un bon petit soldat aux faux airs malicieux, irréprochable exemplaire d’un genre bien connu : le « film d’arnaque », dont il reproduit consciencieusement et sans la moindre trace d’inspiration les tics les plus basiques.
On assistera donc, sans surprise et non sans ennui, à une chronique de manipulations diverses où le spectateur n’aura aucune crainte de se perdre, bercé par les accessoires usuels mis en fonction pour garder sa perception sur les rails. Soit : une narration explicative en voix-off légendant les images en y apportant un petit ton désabusé de pure surface ; des images au pouvoir purement informatif, fonctionnant de pair avec les voix, soit pour qu’elles s’appuient mutuellement (surtout quand c’est celle du narrateur : insistance sur le propos), soit pour la contredire (surtout quand c’est celle d’un autre personnage : démenti ironique) ; et une musique pour rythmer artificiellement la course contre la montre entre le voyou et le pouvoir, singeant grossièrement la vitesse quand le film décide que les événements s’accélèrent. Tout au plus, au-dessus de ce flux rectiligne faussement ramifié, informe alors qu’il prétend se donner un style, verra-t-on surnager un portrait de Luis Roldán en fugitif pathétique, geignard, loin de toute image de grand délinquant contre l’État, trop facilement soumis à ceux qui lui tendent la main et notamment à celui qui s’apparente à son maître démoniaque : un Paesa toujours maître de la situation, mais dont on se demande si l’opacité est due à un vrai mystère ou (plus probable) à un manque de vision du film sur ce personnage. Pas assez pour donner une vraie direction à ce spectacle trop occupé à soigner son appartenance à un genre pour aiguiller l’intérêt vers quelque chose d’intéressant.
A minima
Des ambitions aussi limitées, une mise en œuvre aussi académique, un résultat aussi insignifiant au regard des promesses du matériau, ont au moins un petit mérite : permettre de recadrer un peu les opinions sur le réalisateur Alberto Rodríguez, dont le précédent film La Isla Mínima a reçu à sa sortie des éloges un peu exagérés. On se souvient d’un polar solide, poisseux et trouble comme il faut, qui disposait à l’équerre tous ses éléments constitutifs comme le décor naturel impressionnant (les marais du Guadalquivir), les interrogations historiques (l’ombre du franquisme aboli mais pas enterré) ou les pistes à l’odeur de soufre (les indices sous forme de signes cryptiques, un soupçon de mysticisme), les lignes du paysage vu du ciel faisant office d’illustration du sentiment que devait susciter l’enquête. Soit un film qui apportait une nuance nationale à deux sous-genres familiers (le film policier à sous-texte historique comme Memories of Murder, le film noir à clés à l’instar de la série True Detective) ; qui le faisait bien, mais n’apportait pas grand-chose de plus qu’un spécimen bien huilé, au script rigoureusement réglé et à l’ambiance fignolée aux petits oignons, où le savoir-faire manifeste (notamment pour une scène de course-poursuite nocturne en voiture sous la pluie) se substituait à un franc regard de cinéaste. Pour L’Homme aux mille visages, c’est une palliation similaire qui devient une faiblesse incurable : cette fois, le savoir-faire transforme son objet en produit d’un genre qui, sans la franchise d’un regard, perd tout son intérêt.