Après avoir accouché de la Movida dans les années 1980, dont Almodóvar reste le patriarche puis d’une flopée de réalisateurs versés dans un cinéma horrifique plus ou moins déviant (Alex de la Iglesia, Jaume Balagueró ou encore Alejandro Amenábar) à la fin du siècle dernier, l’Espagne tient peut-être avec Alberto Rodríguez, sa nouvelle pépite. La Isla Mínima, cinquième film du metteur en scène mais l’un des premiers à obtenir les faveurs d’une sortie salle dans l’Hexagone, se veut un polar poisseux ancré dans une Andalousie sauvage, où les restes délétères du franquisme gangrènent encore la société.
Conflit de générations
Pedro, jeune policier idéaliste, est envoyé dans la région marécageuse du Guadalquivir, pour enquêter sur le meurtre de deux jeunes filles. Là, il fait équipe avec Juan, un vieux flic aux méthodes peu orthodoxes, héritées de sa carrière dans la police franquiste. Progressivement, le duo découvre de nombreuses disparitions féminines non élucidées dans la région qui pourraient bien attester de la présence d’un serial-killer. Mais, l’Espagne a beau ne plus être sous la coupe du dictateur, la méfiance vis-à-vis des forces de l’ordre persiste, compliquant diablement la tâche de deux enquêteurs.
Présenté comme le True Detective espagnol et auréolé de dix Goyas à la dernière cérémonie (l’équivalent des César), La Isla Mínima a de quoi attiser la curiosité du public français. Dès le générique et ses splendides et angoissantes vues aériennes du Guadalquivir, le ton est donné. Comme dans la série américaine à laquelle on le compare, le film tisse une analogie entre paysage et psyché, les sinuosités du fleuve épousant les tourments espagnols. Toutefois, bien que les deux fictions s’arriment au genre du polar, les comparaisons s’arrêtent là. Loin d’un quelconque ésotérisme, La Isla Mínima s’ancre a contrario dans le quotidien d’une région reculée (et d’une beauté plastique inouïe à qui Alberto Rodríguez rend un formidable hommage) où la grande Histoire peine à s’inscrire. En cela, l’enquête bicéphale offre un intelligent bilan générationnel du pays : les Anciens nourris par la violence d’État de Franco et inaptes à repenser le monde sous une nouvelle grille de lecture et les Modernes, idéalistes démocrates, ignorant le passé et prêts à tout pour s’en défaire. La confrontation de ces deux hommes, de leur parcours personnel, de leurs méthodes, déconstruit le manichéisme simpliste que le regard contemporain porte sur cette étrange période (les sept années entre la mort de Franco en 1975 et l’élection de Felipe González en 1982).
Viva España !
Si le cinéaste se contentait de cette salutaire introspection historique, La Isla Mínima serait d’ores et déjà une réussite mais la capacité du réalisateur à ne pas sacrifier le volet polar de son long métrage à la seule autopsie sociétale hisse le film à un niveau supérieur. Manœuvrant habilement entre rebondissements et enquête, Alberto Rodríguez livre un spectacle haletant, à l’image de cette course poursuite nocturne, où les découvertes macabres voisinent avec une tension dramatique jamais relâchée. De bout en bout, La Isla Mínima fascine par la maîtrise de sa mise en scène, la fulgurante beauté des espaces andalous qui n’ont rien à envier au bayou américain et l’impeccable prestation de son casting. Dépaysant par son cadre et familier par son usage des codes du polar, La Isla Mínima démontre que l’Espagne abrite en son sein des forces vives cinématographiques (plébiscitées par le public, la critique et les professionnels), réflexives sur le passé totalitaire du pays, déférentes envers leurs références anglo-saxonnes et incroyablement créatives et singulières.