Qu’un film de fiction s’empare aujourd’hui du génocide des Tutsis par les Hutus, que l’occident se confronte à son assourdissant silence, voire à sa complicité lors des événements qui déchirèrent le Rwanda en 1994, on ne peut a priori que s’en féliciter. Malheureusement, Hotel Rwanda, s’il endosse avec franchise le fameux devoir de mémoire, réfléchit trop peu à la façon dont on peut représenter au cinéma un tel sujet.
Dans une apparition relativement brève (mis à part Nick Nolte, colonel de l’ONU, peu de personnages occidentaux feront long feu – et pour cause, le film cerne leur désertion), Joaquin Phoenix, cameraman désabusé, filme l’horreur du massacre tout en sachant que ses images ne serviront qu’à apitoyer quelques minutes le spectateur occidental bien-pensant devant son dîner. Terry George touche alors un point sensible et désigne par là la raison d’être de son film. Le trouble suscité à cet instant n’est malheureusement pas mis en résonance avec la façon dont le film lui-même se propose de rendre compte par images du génocide, et l’importance d’Hotel Rwanda tient bien moins à la façon dont il en parle qu’à son existence même.
Soyons clair : pas mal de vérités bonnes à affronter sont délivrées. En premier lieu, la quasi totale indifférence de l’Occident qui, après avoir converti, voire asservi les autochtones de ses colonies à son mode de vie (ambivalence bienvenue du personnage de Rusesabagina, interprété par l’excellent Don Cheadle) et avoir créé des partitions artificielles au sein de la population (les Hutus et les Tutsis ne sont pas à proprement parler des ethnies, mais des classes sociales créées artificiellement par l’occupant belge), les abandonne à leur triste sort lorsque éclatent des révoltes. Ou alors, comme c’est le cas de la France, ne rechigne pas à alimenter le conflit en fournissant des armes.
Hotel Rwanda ne passe donc heureusement pas tout son temps à caresser le spectateur dans le sens du poil. Mais son sens de l’injustice et son aspiration au malaise ne sont pas relayés par une mise en scène digne de ce nom, et le film a beau manifester un respect évident pour les Rwandais ainsi qu’un désir d’échapper au moule hollywoodien, il ne se départit malheureusement jamais de sa dimension d’histoire vraie édifiante édulcorée en vue d’une fiction grand public. On n’ira pas jusqu’à parler de divertissement, et pourtant, comme pour faire passer la pilule, le film se permet quelques astuces dramaturgiques (comique ne tenant pas seulement du rire jaune face à l’horreur, séquences suspense-surprise-bonheur, éloge larmoyant du héros, etc.), sinon déplacées, du moins superflues. Hotel Rwanda recourt malgré tout aux ficelles du mode de représentation majoritaire et reste plombé par un insupportable sentimentalisme (« You are a good man, Paul Rusesabagina… »).
Le film développe il est vrai une excellente idée : concentrer sa narration autour de l’hôtel des Mille Collines, dont le héros est le manager, et, mis à part la vision d’horreur quasi-fantastique d’une route de campagne transformée en charnier embrumé, laisser les atrocités hors champ, ne garder des massacres qu’un relent âcre. Mais la médaille a son revers : partageant à tout moment le malheur et les sentiments de Rusesabagina, le spectateur, sommé d’adhérer à des schémas émotionnels identifiables (le personnage a ses contradictions et ses zones de trouble, aspire un temps à la neutralité, mais finit par faire preuve d’héroïsme), est privé de l’indispensable dimension réflexive qu’appelle un tel sujet. Si bien que ce dernier s’en trouve déplacé : ce que fait Hotel Rwanda, ce n’est pas tant questionner le génocide rwandais que, exactement comme dans La Liste de Schindler, exalter une valeur fédératrice, l’héroïsme à échelle humaine. Cette maladresse n’est pas la moindre des tares de ce film incontestablement nécessaire mais décevant.