En 2005, Eric Khoo présentait le charmant Be With Me à la Quinzaine des Réalisateurs. Le film glissait d’un genre cinématographique à un autre, passant de la comédie romantique au pur fantastique le plus naturellement du monde, s’offrant même un beau portrait documentaire en guise de finale. Cette capacité à marier les genres se retrouve de nouveau à l’œuvre dans cet Hôtel Singapura, qui nous propose de séjourner dans une de ses chambres pendant plus d’un demi-siècle, afin de partager les secrets les plus inavouables de certains de ses occupants.
Khoo joue beaucoup avec l’évolution formelle de ce qui s’apparente en fait à une grande collection de court-métrages (passage du noir et blanc à la couleur, évolution de la musique, de la texture de l’image, du montage…). Mais l’intérêt d’Hôtel Singapura n’est pas pas dans cette accumulation d’effets cosmétiques artificiels. C’est au contraire la fixité des lieux qui est intéressante ici. Car, par définition, une chambre d’hôtel est justement un endroit plutôt générique, un abri anonyme et temporaire. Seuls ses occupants successifs témoignent du changement des époques. Dans cet espace impersonnel organisé, décoré et nettoyé de manière à nier tout ce qui ne concerne pas l’instant présent, ils y dévoilent librement ce qu’ils se doivent de garder caché quand ils sont au dehors. Ainsi les évolutions des mœurs de chaque époque se dessinent en creux, au détour d’une difficile libération de la parole, d’un renversement de rapport de force, ou encore d’une révélation inattendue. Avec ses petits moyens, Khoo n’ambitionne en fait rien de moins qu’un historique des mœurs de la société singapourienne par l’intime – soit un projet assez fou.
Ce qui est partagé
On aurait tort de voir dans les scènes de sexe très frontales d’Hôtel Singapura une simple recherche de provocation. Si Khoo semble tant prendre plaisir à filmer les relations sexuelles entre ses personnages, c’est surtout parce qu’il nous donne à voir ces moments comme l’origine, le « Big Bang » des grands changements du monde à venir. Le sexe est alors, et le plus souvent avec humour, vu sous bien des angles : comme une arme, une faiblesse, un aboutissement. Quintessence paradoxale d’un romantisme un peu juvénile mais non moins savoureux, l’idylle qui sert de fil rouge au film est quant à elle parfaitement platonique, puisqu’elle unit une employée de l’hôtel au fantôme hantant la chambre 27, seuls résidents permanents des lieux.
Alors certes, Hôtel Singapura exaspère parfois par ses maladresses, ses effets sonores trop appuyés, et ses tendances larmoyantes. Mais il séduit aussi souvent, grâce au regard de Khoo sur ses personnages. Toujours délicat, le film ne tend jamais au moindre jugement envers leurs choix, tout en ne cachant rien non plus de ce qu’ils impliquent. Nous nous tenons aux côtés de ce fantôme, assistant à la vie des occupants de cette chambre avec un regard plein de tendresse et de curiosité, regardant tout mais n’épiant rien, endurant la noirceur et profitant de la beauté, pour finalement lier les histoires entre elles du simple fait de notre constante présence. En parfait maître d’hôtel aux commandes de ce voyage dans le temps, Khoo semble s’interdire toute limite, allant même jusqu’à nous projeter dans le futur avec délectation. Et c’est bien cette envie débordante qui l’emporte, plus que tout ce que l’on peut reprocher au film.