Documentaire qui retrace le quotidien d’une chorale composée de personnes âgées et reprenant les standards de la musique rock, I Feel Good ! prend à revers l’imagerie juvénile accolée au genre. Alors que l’industrie de la musique pop en appelle depuis ses origines à la sphère adolescente et à l’énergie de ses corps, la troupe vieillissante de Young@Heart se joue de l’inéluctable passage du temps en réinterprétant ses tubes les plus enlevés. Le documentaire se propose alors de scruter avec tendresse les difficultés physiques et mentales de cette troupe enrôlée dans une jouissive entreprise de dépassement et touchée par l’euphorie des premiers instants.
L’ouverture d’I Feel Good ! concentre à elle seule le dessein du film à travers ce jeu d’ambivalence entre les gimmicks plastiques du film musical et le dérèglement qu’impose la présence particulière des acteurs juchés sur scène. La clameur des applaudissements ainsi que le montage ciselé du générique s’accordent en premier lieu avec le rythme binaire du tube des Clash, « Should I Stay or Should I Go ». À cette frénésie plastique et sonore pour le moins identifiable, une voix incongrue, en léger désaccord, s’immisce pour faire entendre son timbre fragile et estompé. Le grain de cette voix qui provoque déjà une esquisse de sourire tant elle se démarque de celui du leader des Clash, prend corps sous les traits d’une mamie octogénaire aux antipodes du front sauvage que constitue sur scène les vibrations du groupe punk. L’originalité de l’interprétation tient alors à cette posture peu engagée par le sens de la chanson et à cette voix œuvrant tant bien que mal à renouer avec la puissance du chant d’origine. Finalement, la doyenne Ellen parvient à conquérir la salle en déployant une énergie vocale insoupçonnée et ouvrir un sourire bienveillant quant au sens nouveau pris par la chanson ; ou comment l’interprétation de « Should I Stay or Should I Go » devient pour une dame âgée la question d’un combat en faveur de la vie ou d’un adieu vers la mort. Et en somme toute la démarche de I Feel Good !.
Et les images DV à (très) basse définition d’I Feel Good ! insistent dès le départ sur l’idée d’un écart tangible entre ces figures au visage strié par les rides, aux corps marqués par une enveloppe lâche en fort contraste avec les interprétations vocales qui requièrent une force du dépassement. Le documentaire suit donc les répétitions qui ont lieu toutes les semaines dans une ville de l’Amérique profonde et la lutte quotidienne qu’entraîne l’apprentissage de morceaux, la plupart inconnus, pour ces figures d’un autre temps, à bien des égards sceptiques à l’écoute des distorsions des guitares de Sonic Youth… Le chef d’orchestre et initiateur de ce projet fou qu’est de vouloir monter le spectacle d’une chorale grabataire, ne se ménage pas et fait montre d’aucune condescendance envers ces corps souffrants et ces esprits guettés par la terrible Alzheimer. Face à l’énergie limitée de cette chorale travaillée par le vieillissement et la maladie maladie, Bob Cilman ne pratique pas ce mièvre attachement que le monde éprouve pour ses aînés mais choisit la distance comme marque d’autorité et de respect sensé. Ainsi, la portée comique d’I Feel Good ! affleure lorsque les membres de la chorale sont considérés comme des professionnels à qui l’on demande une rigueur vocale forcément contraignante. Il en va alors d’une sévérité vacharde à l’égard des membres interprétant le morceau « Yes you can can » de Lee Dorsey où le rythme répétitif et le débit épileptique à tenir en feraient tomber plus d’un.
De même, la drôlerie qu’entraînent la performance d’I Feel Good ! où les anciens mesurent leurs cordes usées aux cris braillards de James Brown mais aussi le décalage d’une reprise du «~Purple Haze~» de Hendrix par le fantasque Len Fontaine, participe à soulever un soupçon de folie musicale. Cette exubérance qui agite les morceaux revisités par la chorale trouvera d’ailleurs son pendant à travers des escapades dans l’intimité de ces personnalités à l’humour plutôt communicatif. Ces incursions dans le quotidien des membres de la chorale nous dévoilent des existences jamais défaites par l’apathie et portées par un sens de l’autodérision souvent éteint à cet âge avancé de la vie. Les séquences récurrentes de caméra embarquée dans la voiture du furieux Len présentent des embardées bruyantes et euphorisantes sur le macadam de la petite commune. L’angle comique pris par le documentariste glisse malgré tout parfois trop loin lors de ces interrogatoires forcés où les questions posées aux anciens tombent vers le pernicieux. À une échelle plus grande, le documentaire dérape véritablement à force de reconstituer ces vidéo-clips putassiers dans lesquels les acteurs vieillissants semblent perdus et mis en scène comme de vulgaires objets pour le compte d’un comique à la compromission malheureuse.
Il semblait aussi inutile de déployer de la part du cinéaste des procédés alliés au suspense pour mesurer l’idée que le temps travaille en défaveur de la chorale et met constamment en jeu l’horizon du spectacle. Ainsi, à l’approche de la première représentation, une forme de suspension et de retour à la réalité se mesurent autour des figures majeures de la chorale emportées par la maladie. À l’annonce de la mort de membres prépondérants de la troupe que l’on a vus plus tôt animer les répétitions par une jovialité inextinguible, c’est la mélancolie du deuil qui embaume I Feel Good !. La disparition de certains membres que l’on accompagne à distance respectable vers la mort invite à saisir le fil ténu sur lequel repose le chœur de la troupe. Là où le documentaire semblait faussé par une certaine propension à se jouer de ses sujets, le décès et l’absence embranchent le film vers plus d’authenticité. Des fantômes auréolent alors la représentation finale et les hommages rendus aux amis défunts pénètrent les cordes sensibles de cette joyeuse fratrie. Le chœur psalmodie alors un bel éloge funèbre en invitant à se déhancher sur un boogie digne d’un premier frisson rock’n’roll. Curieuse et communicative démarche que celle offerte par ces Young@Heart qui, à l’épreuve de cette diabolique musique, trompent la mort sur une pirouette vocale.