À l’automne 2008, alors que James Gray met la touche finale à son dernier film Two Lovers, Joaquin Phoenix déclare vouloir mettre un terme à sa carrière d’acteur pour se reconvertir dans le hip-hop. L’annonce provoque son petit séisme médiatique et l’apparition, quelques semaines plus tard, d’un Joaquin Phoenix à la barbe hirsute et aux cheveux gras poussant la chansonnette devant des spectateurs médusés entraîne son lot de rires mesquins. I’m Still Here est le documenteur, vu des coulisses, de cette descente dans l’enfer médiatico-people hollywoodien.
Autant rétablir la vérité tout de suite, puisque le secret a été levé par le principal intéressé il y a quelques mois, tout ceci n’était qu’une vaste plaisanterie destinée à ausculter les travers de la célébrité et du cirque hollywoodien. Depuis trois ans, Joaquin Phoenix et son compère Casey Affleck fomentent cette vaste supercherie, avec l’aide de quelques guests (Ben Stiller, Natalie Portman…) pour faire avaler la pilule d’une improbable reconversion, et éprouver (voire provoquer) en temps réel les effets d’une telle aberration sur le monde du show business. L’entreprise fait plutôt sourire par son culot, et surprend surtout par la démarche en forme de suicide médiatique absolument kamikaze de Joaquin Phoenix.
Qui souhaite donc, au début du film, qu’on l’appelle maintenant « JP » (prononcez « Dji-Pi ») tout en débitant du pseudo-baratin hip-hop à longueur de séquences. La métamorphose et la mise à nu (le voyeurisme, dirait-on, si tout n’était pas simulé) sont assez impressionnantes par leur aspect disgracieux, et mettent vite mal à l’aise. JP y est décrit comme un être vaniteux à l’égo incroyablement démesuré, qui n’hésite pas à engager un ami en tant qu’assistant afin de pouvoir le traiter moins bien que son propre chien. Ce n’est clairement pas la partie la plus réussie du film, car JP s’enferme dans un numéro de cabotinage qui frise bien plus que la caricature, tandis que Casey Affleck donne à voir un aspect somme toute extrêmement convenu du syndrome dit « des chevilles qui enflent » : le recours à la drogue, aux prostituées, la mise au centre de sa petite personne, les caprices, l’aveuglement… Le tout renforcé par une mise en scène imitant l’amateurisme, mimant les images prises sur le vif par quelque paparazzo peu scrupuleux, à ceci près que le filmeur (Casey Affleck) est le beau-frère de la star en question. Cela sent alors la comédie de sales gosses de bas étage, comme une bonne grosse blague entre potes, dont le monde extérieur serait en grande partie banni.
Mais la bonne idée du film est de reprendre à son compte les rumeurs qui circulaient à l’époque sur la véracité de la reconversion de JP, et sur la possibilité que tout ne soit qu’un canular programmé pour les besoins du film tourné par Casey Affleck. La confusion des différents régimes de réalité devient alors à nouveau possible, tout en faisant entrer le cirque médiatique dans la danse. Un doute assaille à ce moment Joaquin Phoenix : d’où vient la fuite ? Cette question légitime s’intègre au récit, et produit un moteur à fiction qui ne va cesser de jongler entre réel et fiction, s’imprégnant à la fois dans le tissu médiatique de cette société de l’entertainment et à l’intérieur de la matière même du film de Casey Affleck. Ce qui donne naissance à des scènes irrésistiblement drôles et tragiques, étranges et déstabilisantes, tant elles donnent à voir le réel comme une insoutenable caricature de lui-même. Lors de son passage télévisé catastrophique chez David Letterman, où JP passe pour une bourrique dépressive et paranoïaque, la posture ambivalente du film provoque un intolérable postulat : cette humiliation publique est bien réelle, et peu importe que la démarche de JP soit fictive.
C’est cette tendance masochiste qui fait le sel du film, qui à la fois dérange et fait rire, car elle décrit concrètement la violence des échanges à un certain niveau de notoriété, le mépris pour soi-même et les autres, en transitant par le malaise grandissant éprouvé à la vision de certaines séquences. JP ne s’épargne rien, ni les quolibets du public, ni même une improbable baston dans une boite de nuit après un tour de chant qui vire au cauchemar. Le film trouve un équilibre précaire entre cette description un brin caricaturale du fantasme de « la star qui pète les plombs » et une imposture dantesque qui démonte les rouages du ridicule et de l’humiliation. Il faut donc saluer cette audace et cet esprit potache dont la plupart des célébrités hollywoodiennes font preuve pour avoir l’air « cool », pour sauver les apparences, mais sans réel travail de fond sur leur condition de marionnette. I’m Still Here, malgré ses quelques défauts, a le mérite de foncer tête baissée dans sa propre mystification à grande échelle, sans jamais reculer devant un obstacle. Et ce n’est pas une dernière séquence artificielle en forme de rédemption qui viendra nous persuader du contraire : maintenant que la baudruche JP a éclaté en vol, son imposture laisse un goût amer dans la bouche, comme si la comédie qui venait de se jouer devant nous était aussi un drame atroce.