S’il est une étiquette à retirer du dos de James Gray – pas encore débarrassé de tous les poids qui empêchent la subtilité de son expression de s’épanouir pleinement –, c’est celle de nouveau Malick mettant des années à mûrir ses films. Un an seulement sépare les sorties de La nuit nous appartient et de Two Lovers, et il y a lieu de s’en réjouir. Un rien inégal, parfois empesé par son scénario, mais d’une délicatesse tutoyant le sublime, ce dernier se concentre avec obstination et succès sur cet état fragile dont, à force de galvaudage médiatique, on se méfie trop et qu’on appelle l’émotion.
La nuit nous appartient accusait clairement les limites du cinéma de Gray : cette façon de ressasser en grandes pompes motifs thématiques (la famille, le dilemme) et formels (la tragédie, l’élégie sépulcrale), peut-être moins par volonté de s’établir à peu de frais une réputation d’Auteur que par fardeau obsessionnel dont il aurait du mal à se défaire. Un peu épuisant, en effet, le fatum volontariste tirant systématiquement ses récits vers la tragédie gréco-coppolienne. Un peu lassantes, les figures statutaires et respectables du pater familias et de la mater dolorosa faisant ployer le héros sous le poids des traditions dans un foyer feutré, cossu et figé dans le passé. Si Two Lovers reste structuré par de tels motifs, il a le bon goût de ne pas reconduire la mise en scène trop solennelle des films qui l’ont précédé et d’inoculer au déterminisme socio-familial un soupçon bienvenu d’incertitude.
La fin du film est comparable à celle de La nuit nous appartient, qui avait suscité un sacré malentendu sur le plan idéologique. Peu soucieuse de faire l’éloge de la police et de la famille, cette fin tragique constituait simplement l’aboutissement du parcours d’un homme prenant toujours la mauvaise décision, pris entre deux feux, deux milieux où il faut choisir son camp. C’est ça qui continuait à gêner malgré tout : ce tombeau refermé sans qu’aient été envisagées, au-delà d’une opposition binaire, des échappées belles ; ce refus de croire en la possibilité d’un parcours personnel tout en nuances. Gray, malgré son foncier fatalisme, en entraperçoit enfin l’éventualité. Le héros de Two Lovers, à nouveau incarné par Joaquin Phoenix, est cette fois-ci un garçon qui ne sait pas trop choisir, tantôt porté par les rencontres, tantôt saisi par des sursauts de volonté. À la fin, les événements décident pour lui, mais avec une porte qui se ferme, c’en est une autre qui s’ouvre.
L’abandon du polar au profit d’une relecture dramatique de la comédie romantique n’est sans doute pas pour rien dans le vent frais qui souffle ici sur l’univers du cinéaste. Avec un sujet moins chargé, Gray porte une responsabilité moins lourde en délivrant sa vision du monde un peu réduite : plus d’opposition police/mafia, plus de risque de désigner des bons et des méchants – rien qu’une hésitation sentimentale (et c’est déjà beaucoup). Les parents, soucieux de la réussite sentimentale et professionnelle de leur fils, tentent d’y mettre leur grain de sel mais savent à l’occasion lâcher prise. Dans une scène poignante, la mère (Isabella Rossellini), qui a passé son temps à épier son fils, le laisse partir en lui demandant simplement de la rassurer, de lui dire qu’il est heureux. Pour une fois, les femmes ne sont pas de simples accompagnatrices de la vie des hommes, sacrifiées sur l’autel des choix masculins, mais des individus à part entière (grande erreur de La nuit nous appartient : ne pas avoir su donner son importance à Eva Mendes). Tous les personnages sont ici profondément incarnés, même – et surtout – lorsqu’ils partent de clichés. Gray prend les conventions et les stéréotypes à bras le corps et en tire la substance humaine ; il dramatise, verbalise et donne vie à des protagonistes qui, même dépassés par leurs sentiments et leur destin, endossent les situations qu’ils vivent et les propos qu’ils tiennent hors de tout discours surplombant.
Leonard est un jeune homme secret, partagé entre l’entreprise familiale et ses velléités artistiques, bipolaire depuis que sa fiancée l’a quitté. Michelle est blonde, gentiment barge, entretenue par un homme marié dont elle attend naïvement qu’il divorce pour elle, et fait cruellement du garçon amoureux d’elle son confident, son frère. Sandra est brune, douce, patiente, et préfère ce garçon étrange et différent à tous ceux que sa beauté lui pourrait faire obtenir d’un simple claquement de doigts. L’un habite encore chez ses parents, l’une agit avec immaturité, l’autre est une fille sage : tous trois sont de grands enfants, à la sensibilité exacerbée. Chez tous les trois, la maladresse devient grâce. Faire une blague à deux balles à la fille qu’on drague et immédiatement s’en mordre les lèvres, gesticuler sur la piste de danse avec pour seules armes l’inconscience et l’adrénaline, montrer ses seins par la fenêtre comme une offrande à celui qui vous aime : autant de situations où, prenant des risques, au premier chef desquels celui du ridicule, ils se montrent désarmants de sincérité – où l’expression de ce qu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes prend la forme exaltante d’un étonnant dépassement de soi.
L’apport des acteurs est à ce titre inestimable. Joaquin Phoenix, porte-voix idéal de la sensibilité de Gray et de Shyamalan, reste le prince incontesté du personnage tourmenté par ses émotions, chez qui la prise de parole se fait au prix d’un bouleversant effort. Gwyneth Paltrow confirme ce qu’on a découvert avec Iron Man, à savoir que sa participation à des films insignifiants nous avait jusqu’alors écarté de la finesse de son talent. Vinessa Shaw (l’évanescente Domino d’Eyes Wide Shut) rend digne, touchant et même troublant le personnage le plus faible sur le papier. À fleur de peau, ils font de chaque émoi capté par Gray, en quête perpétuelle de vérité émotionnelle (« Je t’aime. Tu ne veux peut-être pas l’entendre, mais c’est vrai »), un extraordinaire frémissement.
Lorsqu’ont été franchis les quelques obstacles entravant l’accès à son cœur battant, Two Lovers se révèle être une peinture atmosphérique des sentiments élégante et subtile, à l’image de ce beau titre polysémique, qui dit à la fois la réunion (deux personnes reliées par un amour commun) et la dichotomie (deux personnes que rien ne relie à part l’amour que leur porte quelqu’un). La simplicité y côtoie sans cesse une intarissable inventivité. Dès la première scène, on est subjugué par la manière dont la caméra suit le corps traînant et suicidaire de Leonard, figurant la pesanteur avec une grâce inouïe. Les scènes-clés où celui-ci et Michelle se rejoignent sur le toit, entourés par les briques, le vent et le large, sont d’une insondable poésie : la dialectique enfermement/liberté s’y dissout dans un flux puissant de sensations. Celles où ils se parlent au téléphone en se regardant de part et d’autre de la cour de leur immeuble figurent parmi les plus beaux échanges amoureux du cinéma : rarement distance et intimité auront été réunies d’une aussi singulière façon. Qu’un film aux teintes si ternes laisse une impression aussi lumineuse tient du prodige. Que les mots « je t’aime » y résonnent avec la beauté des premières fois est remarquable. Il ne faut aimer ni l’amour ni le cinéma pour rester insensible à Two Lovers.