Le titre ressemble à un vers de neuf pieds, sa cadence lui conférant un parfum de poésie. Et si cette « pluie » évoque à coup sûr le lait abondamment déversé par des agriculteurs en colère – et en détresse – dans l’est de la Belgique en 2009, le mot semble aussi suggérer qu’en ces lieux (cette région qu’on appelle le « pays de Herve »), de l’eau a coulé sous les ponts. Car avec ce documentaire, le cinéaste belge Jean-Jacques Andrien revient sur un territoire géographique et social qu’il arpente avec sa caméra depuis près de trente-cinq ans, et auquel il a notamment consacré en 1981 une belle fiction, Le Grand Paysage d’Alexis Droeven. Ce film, étonnamment toujours inédit en France et ce jusqu’au 13 août prochain (sortie tardive qui, cumulée à celle du présent documentaire, devrait, espérons-le, jeter une lumière méritée sur le travail de ce cinéaste), tissait un drame sensible et contemplatif autour des difficultés croissantes de l’agriculture belge, mais aussi du conflit linguistique qui fragilise le pays. Il a plu…, focalisé sur le premier de ces deux sujets (une scène de joute verbale syndicale fait même écho à une autre reconstituée dans le film de fiction), dresse une forme de bilan – et ce n’est pas folichon.
Ensevelis
Ce n’est pas en quête de joliesse que la caméra arpente l’humide pays de Herve, entrecoupant ses considérations sur la vie agricole avec des plans muets et saisissants de pâturages plongés dans la brume, de bâtiments paysans silencieux. En vérité, ces images de l’espace extérieur créent une extension en forme de contrepoint à la parole porteuse d’enjeux qu’Andrien recueille par ailleurs, essentiellement en intérieur. Le film transmet cette parole en deux temps, dessinant un récit de détresse grandissante à laquelle va succéder la révolte. Dans la première moitié, se succèdent face à la caméra des témoignages de paysans contant leur désarroi face à la menace que le libéralisme économique triomphant – porté par la politique agricole européenne – fait peser sur leur mode de vie. Pour chacun des intervenants, le plan unique s’adapte à son rythme, le montage ne viendra jamais l’interrompre, encore moins pour alterner les dires des uns et des autres : chacun succède au précédent, les présences se superposent. Ainsi ces personnes ne seront-elles pas des personnages appelés à hanter le film entier ; mais leur parole, retranscrite fidèlement, s’imprime néanmoins durablement, et plus qu’un portrait collectif de gens dans la même galère, c’est une série de portraits individuels, constituant peu à peu le chœur de détresse, qui nous est offerte.
Puis le film bascule et, après la complainte, vient la réaction. Andrien n’interroge plus les yeux dans les yeux, il s’infiltre sur les lieux de l’action et observe. Dans les réunions syndicales, derrière les mégaphones des manifestions, ce sont des paroles encore, mais cette fois pour un dialogue de sourds, une confrontation minée par les convictions défaillantes. Aux éclats de voix diversement forts des travailleurs de la terre, répondent l’embarras et les excuses des délégués et des députés. Tout le monde n’a visiblement pas l’énergie de lutter, et même dans les voix les plus fortes on ne peut s’empêcher de sentir une certaine résignation face à un « progrès » en marche. Les images qui suivent – les manifestations, et surtout l’épandage de lait dans les champs, vision qui a fait le tour du monde au moment des faits – n’en paraissent que plus violentes, comme l’ultime geste du désespoir. Le paysage ainsi souillé offre aussi un brutal contrepoint à la douceur de ses apparitions des premiers plans – un contrepoint où apparaît, cependant, une certaine analogie. De la brume qui le baigne au début jusqu’aux jets blancs qui le recouvrent à la fin, le pays de Herve semble recouvert d’un voile pâle, mortuaire, qui dans l’intervalle s’est épaissi, comme une terre qu’on ensevelirait pour signifier son abandon. Cette impression, en tout cas, boucle la boucle d’une œuvre remarquable unissant honnêteté documentaire, conscience du temps et de l’urgence, et intuition esthétique.