Bien qu’on y parle français et qu’on y compte des acteurs comme Maurice Garrel et Nicole Garcia, Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, film belge sorti en 1981, aura attendu trente-trois ans pour atteindre les salles françaises. Mieux vaut tard que jamais pour ressortir de l’ombre une œuvre discrète, sensible et belle autour de la perte de la culture paysanne – sillon que le cinéaste Jean-Jacques Andrien n’a cessé de creuser depuis, sur le même territoire frontalier (proche des Pays-Bas, mais aussi coincé entre Wallonie et Flandre), avec notamment le récent documentaire Il a plu sur le grand paysage. À vrai dire, la frontière est le thème qui jaillit d’emblée au premier plan, sous des formes multiples. Le film s’ouvre sur une bribe de conflit territorial : des images d’archive en noir et blanc granuleux montrant cette région – plus particulièrement la commune des Fourons – secouée par des émeutes, violence fomentée par des extrémistes flamands autour du statut de la commune (qui fut d’abord wallonne avant d’être rattachée à la Flandre en 1963). Alors une autre démarcation se fait jour, par son franchissement : les images d’archive authentiques sont prolongées par d’autres qui en simulent l’esthétique pour faire apparaître, au sein du régime d’image associé au réel, des personnages de la fiction en couleurs et au grain plus fin qui va suivre. Ce basculement du documentaire à la fiction n’a rien du vieux truc expéditif par lequel certains films justifient par l’invocation de l’histoire leur récit fabriqué (revu récemment : Sacco et Vanzetti et ses passages en noir et blanc). Il s’opère par porosité, de sorte que d’une part le récit inventé s’empare du récit rapporté, et que d’autre part l’irruption du réel continue de hanter le film entier, porté sur les épaules des personnages – d’autant plus que la fiction, tournée sur site, privilégie le réalisme des activités (notamment une assemblée générale d’agriculteurs reconstituée d’après archive). Fiction et documentaire s’interpénètrent ainsi en permanence dans le regard, pour former un tableau à la fois frappant de concret et fascinant dans la dimension plus abstraite à laquelle il ouvre.
Le mur invisible
Une autre frontière hante le film, interposée entre le point de vue (le protagoniste, le spectateur) et ce qu’il observe. Le personnage principal dont nous adoptons le point de vue, Jean-Pierre, jeune agriculteur (joué par le comédien polonais Jerzy Radziwiłowicz, l’ « homme de marbre » de Wajda), rencontre une certaine distance avec son environnement, à commencer par son père Alexis qui tient la ferme familiale (Maurice Garrel). Au début, la caméra reste à distance de ce dernier, par timidité ou comme si l’homme était perdu tel un point isolé dans le paysage rural (le « grand paysage ») où il persiste à exercer une activité que le reste du monde délaisse. Nous ne pourrons être à ses côtés que sur son lit de mort, ou alors dans les quelques flash-backs où il montre encore toute sa vivacité, notamment dans la fameuse scène d’assemblée générale. Andrien mène notre regard sur la piste d’une vie appartenant déjà au passé, hors de notre portée, à travers un paysage immuable mais qui, lui aussi, nous échappe parce que c’est nous qui filons (voir les trajets en voiture, tous filmés en vue subjective). Et quand le dilemme de Jean-Pierre après le décès du père se fait jour (reprendre la ferme ou tourner la page comme l’a fait sa jeune tante avocate à Liège – jouée par Nicole Garcia), le paysage voit superposé sur lui le reflet du jeune homme sur la vitre par laquelle il le contemple, contrechamp de sa propre solitude dans le choix à faire. Avec Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, Andrien, non content d’allier reconstitution réaliste et épure, superpose l’immuabilité d’un territoire et la fragilité, visible ou invisible, de ce qu’on y fait, du moins de ce qu’on y a toujours fait et qui est aujourd’hui remis en cause. À une situation en un temps et un lieu donnés, il donne avec intuition une forme bouleversante car resserrée sur l’essentiel, sur des sentiments fondamentaux perceptibles par toute âme humaine sans la pression des circonstances : la perte et l’incertitude.