Avec son dernier film, Sergio Leone abandonne ses variations mi-opératiques, mi-parodiques sur le western, et change radicalement de genre et d’époque. Il était une fois en Amérique est en effet un film de gangsters qui se déploie sur une bonne moitié du XXème siècle, du début des années 1920 à la fin des années 1960. Cette fresque crépusculaire et testamentaire condense tout le savoir-faire du grand metteur en scène, ses thèmes et ses obsessions – mais également ses ambiguïtés et ses zones d’ombre.
L’ouverture est brutale : des truands assassinent, torturent les proches de David Aaronson, dit « Noodles ». Celui-ci n’a pas l’air de soupçonner le danger qui le guette : alangui dans une fumerie d’opium, hébété par la drogue, il est perdu dans le dédale de ses souvenirs, hantés par la sonnerie insistante d’un téléphone invisible.
Commence une série de flash-backs rythmés par les stridulations lancinantes de ce téléphone, hallucination sonore qui installe une tension remarquable dans chacun des plans, et les marques du sceau de la fatalité. L’énigme de cet anachronisme sonore, géniale trouvaille de mise en scène qui fait s’entrechoquer les espaces-temps, se résout à la fin de la séquence, quand le téléphone, dont on apprendra plus tard qu’il servit à passer un appel funeste, apparaît enfin, et que ses deux sonneries – celle du souvenir opiacé et celle du passé reconstitué – se mêlent et se synchronisent.
Ces quelques minutes sont représentatives d’un film tout entier construit sur l’idée de réminiscence. Il était une fois en Amérique est une madeleine fourrée à l’opium – une substance qui justement altère la perception du temps, donne l’impression de flotter entre passé et futur. Le film s’achève d’ailleurs dans les brumes de la fumerie, ce qui peut laisser penser que Noodles a rêvé son avenir en flash-forward, voire que toute sa vie aura été fantasmée depuis les limbes d’un paradis artificiel… Rempli de zones d’ombre et d’ellipses (la mort des membres du gang, pourtant au centre de toute l’intrigue, ne sera jamais montrée), le scénario laisse ainsi une grande liberté d’interprétation au spectateur et sollicite activement son imagination – une qualité paradoxale pour une œuvre aussi longue (près de quatre heures) et aussi maîtrisée.
Le film se déroule sur trois périodes : les années 1920 (l’enfance tumultueuse de Noodles, ses premières amours, la naissance de son amitié avec Max), les années 1930 (l’ascension criminelle de Max et Noodles dans l’Amérique de la prohibition) et les années 1960 (le retour de Noodles à New York, et sa confrontation avec les fantômes de son passé). Achronologique, la narration navigue entre ces époques par la grâce d’un montage à la fois complexe et limpide, qui joue savamment des rimes visuelles et sonores, des fondus enchaînés et des raccords audacieux (les phares d’un camion d’éboueurs de 1968 devenant ceux d’une voiture des années 1930). Les mêmes lieux (la consigne d’une gare, un bar) apparaissent à chacune de ces époques et témoignent de ce passage du temps, tout comme les maquillages remarquables qui rendent crédibles le vieillissement des acteurs.
Comme toujours avec Leone, la forme est admirable, d’autant qu’elle est ici servie par les importants moyens mis en œuvre pour faire revivre le New York du début du siècle. Certains plans généraux sur le quartier juif, populaire et populeux, témoignent de ce soin extrême porté à la reconstitution. Pour autant, la mise en scène est loin d’être purement illustratrice : elle reste empreinte du maniérisme très reconnaissable du cinéaste italien. Très ample, elle apparaît toutefois délestée des excès baroques des westerns spaghetti. On retrouve bien, çà et là, quelques tics léoniens, mais il s’agit moins de banals effets de signature que de clins d’œil savoureux adressés au public cinéphile – le réalisateur allant jusqu’à s’auto-parodier quand il laisse une cuiller tinter interminablement dans une tasse de café… En dehors de ces quelques morceaux de bravoure, Il était une fois en Amérique recherche un relatif dépouillement et vise avant tout l’émotion. Il l’atteint notamment grâce aux acteurs et à l’utilisation de la musique, plus que jamais indissociable des images : la reprise du Yesterday des Beatles, et la partition à la fois lyrique et tendre de l’incontournable Ennio Morricone (qui a abandonné les envolées goguenardes qui ponctuaient les précédents films de Leone) véhiculent une nostalgie poignante.
Tout Il était une fois en Amérique est marqué par ces sentiments de perte irrémédiable, de remords, de regrets, de vie gâchée. Noodles et ses comparses sont des losers magnifiques, tels que le cinéma américain a su magnifier à partir des années 1960. Leone est en empathie avec ses personnages masculins, rend épique leur ascension, tragique leur chute. S’il s’agit de hors-la-loi amoraux (ils tuent sans broncher), qui ne font le bien qu’incidemment (par exemple quand ils sont amenés à « appuyer » une grève ouvrière), quand cela sert leurs intérêts ou ceux de leurs commanditaires mafieux, ils sont en quelque sorte « rachetés » par l’amitié et la loyauté en apparence indéfectibles qui les unissent. La trahison sera rendue d’autant plus amère.
Le revers de la médaille, c’est le peu d’attention porté aux personnages féminins dans un film tout entier dédié à l’amitié virile. Qu’elles soient idéalisées (Deborah) ou traitées en simples jouets sexuels (Carol), les femmes sont toujours froides, manipulatrices, perverses. Cette vision misogyne se cristallise dans les scènes de viols, un motif récurrent dans la filmographie de Leone (sa menace plane au début d’Il était une fois la Révolution et dans tout Il était une fois dans l’Ouest). Il était une fois en Amérique, par ailleurs peu avare en violences de toutes sortes, montre deux scènes de viol. Dans la première, caricaturale et très discutable, la femme, une nymphomane, crie « non » mais pense visiblement « oui » – dans tous les cas, scénario et mise en scène laissent entendre qu’elle a bien mérité ce qui lui arrive.
Le second viol est long et insoutenable, d’autant qu’il vient clore abruptement une des rares parenthèses romantiques du film et qu’il jette un voile d’ombre sur le jusqu’alors relativement sympathique Noodles. Ce qu’il n’a pu obtenir de son amour d’enfance en l’achetant (la scène du restaurant), et en la culpabilisant (le dialogue sur la prison), il le prend par la force. La séquence est très ambiguë : sa mise en scène est assez complaisante, et pourtant on en ressent toute la violence, et le spectateur n’est pas appelé à s’identifier à l’agresseur mais à se retrouver dans le regard désapprobateur du chauffeur (qui ne pousse cependant pas l’indignation jusqu’à intervenir pour empêcher le viol). Mais il y a quelque chose de vraiment déplaisant dans la façon dont la responsabilité du crime est reportée sur la femme calculatrice, qui sacrifie Noodles à ses ambitions personnelles, et qui finira par épouser un sénateur véreux – qu’elle n’aime vraisemblablement pas, dont elle ne peut ignorer la vilenie, mais qui s’accorde mieux à son statut de star hollywoodienne… Minimisé voire nié par Leone lui-même, le viol de Deborah est ensuite évacué par le scénario : il n’a pratiquement pas de conséquence, et il n’en est plus question quand les deux personnages se retrouveront quelques trente ans plus tard. Et en attendant ces retrouvailles, c’est sur la solitude de Noodles que le spectateur sera invité à s’apitoyer – pas sur la détresse de la femme violentée.
Cet aspect d’Il était une fois en Amérique vient nuancer le plaisir qu’on peut éprouver par ailleurs devant son incontestable beauté. Cela dit, le montage de 2012 intègre de nombreuses scènes coupées plus ou moins à contrecœur par Leone, et notamment consacrées au rapport aux femmes. À côté, rien n’interdit de se replonger dans cette œuvre monumentale et de se perdre en interprétations devant son énigmatique et magnifique plan final…