Voici revenu en salles, avec les vingt minutes dont il avait été amputé à sa sortie américaine en 1972, le film le plus tonitruant de Sergio Leone dans l’intégralité de sa violence iconoclaste et désenchantée, de son lyrisme ambigu et endolori. Les mutilations subies, mais aussi les retitrages d’exploitation tentant de se raccrocher aux précédents succès commerciaux du cinéaste (A Fistful of Dynamite aux États-Unis, Il était une fois… en France), disent bien à quel point le foisonnement du film a décontenancé producteurs et distributeurs. C’est qu’après avoir solidement installé le «western-spaghetti» et ses bottes crottées dans le paysage cinématographique mondial, en miroir déformant du classicisme hollywoodien, l’Italien adepte du « toujours plus » laissait le genre entre les mains de ses nombreux suiveurs pour faire éclater son exubérance filmique et la rage de sa vision du monde dans des espaces plus vastes encore.
Après le western
En vérité, c’est à peine si le dernier western-spaghetti réalisé par Leone en est encore un, tant il flirte, jusque dans son contexte temporel, avec la disparition totale des repères de ce qu’on connaît comme « la légende de l’Ouest ». Années 1910. Dans un Mexique secoué par la guerre civile, Juan Miranda, sorte de cousin massif du Tuco du Bon, la brute et le truand, mène sa petite vie de bandit de grand chemin avec sa poignée de fils illégitimes, se tenant résolument à l’écart de toute agitation révolutionnaire. Une manifestation de la lutte des classes, en somme, mais mue par un idéal et un esprit communautaire pour le moins limités : la scène inaugurale le montre urinant sur une colonie de fourmis, juste avant d’attaquer avec sa petite famille une diligence convoyant d’infects bourgeois. Cet antihéros porte paradoxalement les derniers signes des temps révolus et mythifiés de la conquête de l’Ouest, de par sa fonction désormais un peu anachronique et l’emblématique et vénérable revolver Colt .45 qu’il porte, alors que le monde autour de lui est passé au pistolet semi-automatique et à la mitrailleuse. Mais son train-train est quelque peu chamboulé par sa rencontre improbable et… explosive avec John Mallory, terroriste irlandais en cavale autant qu’en mission. Tandis que Juan compte utiliser les talents d’artificier de John pour attaquer une imposante banque de la région, il va se retrouver acteur bien malgré lui de la lutte contre l’oppression du pouvoir en place. On ne tourne pas impunément le dos à l’histoire en marche. C’est un peu le sens de la façon dont Leone retourne la mythologie américaine : en l’infectant de l’intérieur, non seulement par les détails qui seront devenus les lieux communs du western-spaghetti (les antihéros affreux, sales et irrévérencieux, le dévoiement des codes dramaturgiques et visuels devenu lui-même code), mais aussi par une confrontation directe avec un passé réel auparavant lissé et embelli par Hollywood. Et peu importe si cet afflux de rappels des faits se fait dans la confusion, l’approximation et les anachronismes : Leone ne donne pas de leçons d’histoire, il veut empoigner la légende et lui coller rageusement le nez dans les déjections qu’elle avait glissées sous le tapis. Les signes des temps, dans ses films, ne servent aucun didactisme mais sont là pour semer le trouble dans le récit et en renouveler les enjeux. Déjà dans Le Bon, la brute et le truand, le trio prenait par erreur une troupe de soldats de l’Union aux uniformes couverts de poussière pour des sudistes, et mal leur en prenait. C’était alors un gag. Ici, les remous politiques d’Europe et d’Amérique sont sources de méprises multiples et de remises en question individuelles, et le rire, s’il peut se produire, est souvent un rire amer.
Têtes d’enterrement
Le « style leonien », qui aura laissé une empreinte durable dans le cinéma de genre des années 1970, participe aussi de cette relation tumultueuse nourrie par Leone à l’égard du western hollywoodien, faite de reconnaissance (il admirait John Ford) et de rébellion mêlées. Le cinémascope, jusqu’alors garant d’une tradition de cinéma et d’une exposition imparable de l’espace américain, se voit ici soumis à l’agitation du cinéaste et sommé par lui d’embrasser d’autres espaces jusqu’alors peu connus de lui. Le voilà contraint à une extrême mobilité, à des plans-séquences virtuoses balayant des tableaux foisonnants du Mexique en proie au chaos (et que le premier montage américain avait bien massacrés), aux fameux zooms et gros plans sur les visages qu’affectionne tant l’Italien. Dans ces instants de proximité, les personnages se voient réduits à leurs organes les plus expressifs, les yeux et la bouche : cernés qu’ils sont par le cadre verticalement et par l’espace horizontalement, ils sont maintenus en position de trahir leurs pulsions, que leurs attitudes sont impuissantes à masquer. Que le cadre se resserre encore, et le personnage visé est cette fois menacé d’être dépouillé de son humanité, réduit à des manifestations purement pulsionnelles, voire animales. C’est ce qui se produit notamment dans la diligence du début, avec ces bourgeois dont ne sont plus cadrés que les yeux ou les bouches, tandis qu’ils s’empiffrent, échangent leurs regards méprisants et leurs idées haïssables sous l’œil d’un Juan feignant l’apathie et la soumission à l’humiliation en réunion. Nous revient un entretien donné il y a quelque temps par Jean-Luc Godard et évoquant les « retaillages » qu’avait subis son Éloge de l’amour originellement tourné au format 1,37 : le Suisse fait alors – citant Fritz Lang – une assez belle analogie entre le format CinemaScope et la forme allongée d’un cercueil, évoquant une sorte d’enterrement. C’est un peu ce qu’on constate chez Leone : la mise à nu des êtres dans le cadre aplati et écrasant s’apparente à un enterrement de leur aura de personnages d’un genre autrefois glorieux, un dépouillement de la chair qui les rend plus beaux que nature et masque leur saleté, leur puanteur et les fluides troubles qui les habitent. Le cinéaste filme des vivants – et une légende – en décomposition.
Les infortunes de l’histoire
Même lorsqu’on attend qu’il montre des héros, Leone continue de filmer la mort. Lorsque Juan, ayant découvert ses fils massacrés (le film laisse cette découverte en ellipse), décide d’aller mitrailler les militaires assassins qui les poursuivent, la caméra ne le suit pas, mais reste sur la marche errante de John contemplant le monceau de cadavres que le spectateur découvre avec lui, tableau rappelant irrésistiblement les massacres perpétués par les nazis, leurs alliés et même les Soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale (nouvelle intrusion de l’importune Histoire : l’officier qui les pourchasse se nomme Gunther Ruiz…). En arrière-plan sonore, la mitraillette en furie de Juan : les deux violences, crime et vengeance, se superposent, mais l’héroïsme désespéré de Juan vaut, aux yeux de Leone, peu de chose face à l’horreur qui s’est perpétrée ici, ailleurs, en d’autres temps. L’idéalisation n’est guère la bienvenue ici, le lyrisme du cinéaste, soutenu par la partition chorale superbe et aux envolées d’une paradoxale beauté d’Ennio Morricone (« Sean, Sean, Sean »), n’exprime que violence, douleur et amertume – même les flash-backs cotonneux du bonheur passé de John en Irlande n’y échappent pas, avec l’immixtion de sentiments confus et de ferveur politique défaillante. Et que la citation de Mao Zedong – celle qui se termine par « La révolution est un acte de violence » – qui défile en ouverture du film, en grosses lettres tel un slogan de propagande, ne nous trompe pas : Leone ne retient de cette citation que la cruelle réalité qu’elle met en évidence, mais quant aux idéologies politiques, elles n’ont droit de sa part qu’au désenchantement, qu’il soit sympathisant (la cause irlandaise) ou plus sévère (voir le personnage du Dr. Villega). L’Italien sait sans doute un peu de quoi il parle en matière d’espoirs politiques déçus : son père était socialiste avant que le socialiste Mussolini prenne la sinistre direction qu’on sait. Et un regard aussi violemment critique de l’engagement n’est pas rien dans un film réalisé en 1971, alors que son Italie, l’Europe et le monde sont en proie aux troubles suscités par des espoirs révolutionnaires. En cela, par cette conscience aiguë du monde exprimée par le biais d’un divertissement irrévérencieux, le western-spaghetti en miroir déformant d’un genre hollywoodien menace ici d’être franchement anti-hollywoodien. Il en devient en tout cas le vecteur d’une sensibilité toute personnelle et bien précieuse.