Dans La Terre, la nuit, série documentaire Netflix dérivée de Planète Terre et de Notre Planète, la voix envoûtante de David Attenborough accompagnait de superbes plans nocturnes d’animaux dans la nature. Au gré d’images d’une qualité photographique inouïe et d’un montage grandiloquent, le monde sauvage y était figuré comme un paradis visuel et sonore où l’Homme n’avait que peu d’emprise (à l’exception d’un seul épisode, consacré aux zones urbaines). Il fait nuit en Amérique propose un contrechamp à cet horizon idéaliste : le documentaire d’Ana Vaz prend place aux alentours d’un zoo en périphérie de Brasília et montre au contraire le « règne animal » sous le joug d’un oppresseur tentaculaire. Dans la capitale brésilienne, érigée dans les années 1950, l’activité humaine et l’expansion perpétuelle de la ville ont provoqué une dissémination de la faune brésilienne. Le parti pris du film, qui se déroule majoritairement de nuit, figure d’emblée ce déclassement de l’animal, relégué dans l’ombre et cantonné à de minces parcelles de végétation. Comme le raconte l’une des vétérinaires prenant la parole lors du sauvetage d’un renard déboussolé, les animaux sauvages ne sont plus que des réfugiés réduits à une vie d’errance nocturne, dont Ana Vaz s’attache, une heure durant, à montrer quelques fragments (des oiseaux survolant ce qu’il reste de l’Amazonie, des capybaras en train de brouter l’herbe d’un enclos, des tamanoirs marchant tête baissée dans les hautes herbes, etc.).
À mi-chemin entre le documentaire animalier et le cinéma expérimental (on pense aux films sensoriels de Robert Todd, d’Evergreen à Habitat), Il fait nuit en Amérique pose un regard alerte sur les conditions matérielles d’existence de la faune tout en restant attentif aux dynamiques plus strictement esthétiques du monde animal : cris, silhouettes, muscles, fourrures, déplacements y sont filmés avec un soin particulier. La démarche d’Ana Vaz s’avère à cet égard matérialiste dans les deux sens du terme, puisqu’elle se focalise autant sur la physicalité des espèces opprimées (et leur profonde cinégénie) que sur leur position dans l’espace – « social » s’il en est – qu’elles partagent avec la classe dominante des êtres humains. Le film montre, plastiquement comme politiquement, la pertinence d’une alliance entre le cinéma expérimental et le documentaire. Ainsi du choix d’Ana Vaz de tourner avec des bandes de pellicule périmées : la facture abîmée des images réduit presque les espèces au rang d’archive visuelle (cf. cet intermède photographique et silencieux, où l’image vire au noir et blanc pour montrer la cruauté d’un zoo en pleine lumière). Il en va de même pour les nombreux plans rapprochés sur les animaux, qui pointent un rétrécissement de leur espace vital. Le cadre est un enclos pour les corps autant que pour l’œil du spectateur, qui fait à son tour l’expérience d’un enfermement anxiogène.
Seuls les paysages urbains font l’objet d’une composition picturale classique, avec lignes de fuite, grande profondeur de champ et horizon à perte de vue (la fondation récente de la capitale, conçue autour de grandes voies très aérées, n’y est pas pour rien). Mais cette distinction entre animaux et humains, que le film entretient à l’image, se voit finalement renversée par l’entremise d’un plan en particulier. Dans la dernière partie du film, Ana Vaz relie son récit animalier à l’actualité du tournage, qui s’est tenu lors de l’épidémie de Covid-19. Pour accompagner un panoramique montrant les toits de la ville de Brasília au crépuscule, la cinéaste superpose deux pistes sonores : des cris d’animaux et un concert de casseroles – ceux qui ont rythmé les confinements successifs durant la crise sanitaire. Si ce collage sonore apparaît dans un premier temps incongru, la durée du plan finit par faire résonner les deux situations, humaines et animales. D’un côté, le plan suggère que le tintamarre, au-delà de rendre hommage au corps médical, a été l’occasion de manifester son existence pour conjurer l’isolement et la solitude, comme le feraient des animaux esseulés criant d’un bout à l’autre d’une forêt. De l’autre, le parallèle pointe le confinement permanent auquel sont soumises les espèces sauvages. Il fait nuit en Amérique dresse à ce sujet un constat glaçant, bien loin du panthéisme béat de La Terre, la nuit : les réserves naturelles sont des prisons à ciel ouvert et les zoos de véritables musées coloniaux. Au-delà de ces clôtures ne plane plus que le spectre d’une disparition pure et simple, comme le suggère en dernière instance l’ultime plan, un long panoramique suivant le flux évanescent d’une cascade dont les chutes d’eau ressemblent à une pluie de fantômes.