La compétition de la 37e édition du festival Entrevues Belfort aura été riche en initiatives radicales, entre fictions minimalistes, films-concepts et cinéma expérimental. Le prix Janine Bazin est ainsi revenu à un film qui recoupe ces catégories : le très beau É Noite na América d’Ana Vaz, dont l’usage de pellicules périmées fait surgir d’incroyables changements de couleur à l’intérieur même des plans, comme si la réalité menaçait sans cesse de s’effondrer. Entre ciels rougissants et nuits violettes, la cinéaste brésilienne (dont c’est le premier long-métrage) s’attache à filmer la faune indésirable de Brasilia. Dans cette ville à l’architecture grandiloquente, inaugurée en 1960 après une décennie de chantiers monumentaux, les animaux sauvages déambulent encore parfois, sans se rendre compte que ce décor n’est pas supposé les accueillir. Ana Vaz capte leur regard sans contrechamp, et donc sans les anthropomorphiser par un quelconque effet Koulechov. Filmés de cette façon, ils s’apparentent à des sortes d’autochtones amnésiques refusant malgré eux leur ostracisation par les hommes. En 1h06, seuls deux visages humains apparaissent à l’écran, ceux de volontaires travaillant dans des refuges pour animaux. Le reste de l’humanité est relégué hors champ, ou ne se manifeste vocalement qu’en off, notamment à travers les communications radio d’une division de la police s’occupant précisément de la présence d’animaux sauvages dans l’espace public (« à l’aide, il y a une loutre géante coincée dans la rivière en bas de chez moi »). Rempli de visions inouïes, jusqu’à un hypnotisant plan de cascade à partir duquel le générique paraît couler (les noms défilant en sens inverse, du haut vers le bas), le film dresse ainsi, par ses divagations oniriques, le portrait d’une société malade dans son rapport colonial à la vie sauvage.
D’autres films de la compétition ont pu parfois afficher une forme plus affectée, tel Lake Forest Park de Kersti Jan Werdal, teen movie réalisé sous l’égide de James Benning (crédité comme conseiller artistique), qui a du mal à se détacher d’un rapport un peu scolaire à l’œuvre du cinéaste paysagiste (le film contient même un extrait de Landscape Suicide). Tourné en pellicule, Lake Forest Park explore l’angoisse d’adolescents beaux et bien habillés par l’entremise de longs plans presque dénués d’action. En dépit de sa recherche d’un cadre non-narratif un peu aride, le film se révèle assez confortable et agréable à regarder, et par là plutôt inoffensif, avec ses cadres rigoureusement composés (pas une courbe n’est laissée au hasard), qui défilent sans provoquer le moindre trouble. Plus convaincant et moins aimable, Jet Lag, deuxième long-métrage de Xinyuan Zheng Lu après le nébuleux The Cloud in Her Room, s’affirme comme un pur film de plasticienne. La cinéaste y met en parallèle son journal filmé du confinement et les souvenirs d’un voyage effectué en Birmanie avec sa famille, avant le coup d’État militaire de 2021. Plus que le récit familial, souvent confus (voire abstrait), c’est l’exercice de stylisation d’une matière documentaire, à l’aide du noir et blanc et du format 1:33, qui fait l’intérêt du film. Par exemple, le rapatriement de la cinéaste et de sa compagne en Chine depuis Vienne donne lieu à des scènes surréalistes que l’on croirait sorties d’un film de science-fiction et qui parviennent à figurer certains des vertiges ressentis en 2020.
Jet Lag de Zheng Lu Xinyuan
Loin de ces expérimentations formelles, Hannah Ha Ha de Jordan Tetewsky et Joshua Pikovsky s’inscrit dans la tradition d’un cinéma indépendant américain fauché proche du mumblecore. Simple chronique d’une existence doucement marginale, le film vaut surtout pour ses très beaux personnages, qu’il s’agisse d’Hannah, jeune femme tendre et blasée laissant souvent les autres décider pour elle par pure paresse et désintérêt pour le débat (son mutisme fait parfois penser aux rôles de Michelle Williams chez Kelly Reichardt), ou de son père à la voix aiguë, posant son regard fatigué sur toutes les choses qui ont occupé sa vie. Le film contrastait ainsi au milieu de la compétition par sa générosité fictionnelle mais aussi à cause de sa facture volontairement disgracieuse. Le choix d’une image numérique à peine étalonnée, avec un rendu flou permis par un collant semi-opaque tendu sur l’objectif de la caméra, ne s’explique que par l’atmosphère de je-m’en-foutisme qui traverse le film et son montage étonnamment abrupt, glissant d’une scène à l’autre sans crier gare, presque au gré du hasard. À l’image d’Hannah, les jeunes cinéastes semblent en effet se moquer des apparences, mais de façon parfois plus puérile que leur personnage (certains flous donnent vraiment envie de prendre rendez-vous chez l’ophtalmo). Reste que cette comédie triste comme une chanson de Yo la Tengo (encore un pont avec Kelly Reichardt) a plus d’un tour dans son sac : l’émotion surgit parfois sans prévenir, comme lors d’un montage d’archives sur un improbable magasin de crèmes glacées venant de fermer ses portes, où les personnages avaient leurs habitudes. On perçoit alors une matière autobiographique et un rapport très personnel des cinéastes à ce lieu (qu’ils devaient côtoyer avant leurs personnages), pour lequel le film fait désormais office de mémorial.
Marin Gérard
En éveil
En parallèle de la compétition, plusieurs titres présentés en avant-première faisaient la part belle à un même désir : capturer les prémisses d’une idée ou d’une sensation. Cette 37e édition a notamment permis de redécouvrir Mes petites amoureuses de Jean Eustache. Dans l’une des premières scènes du film, un lent travelling accompagne une procession religieuse mettant en avant la proximité des corps d’enfants séparés par la mince flamme d’une bougie, dans un troublant mélange d’innocence et de sensualité. Le film rend compte avec une grande justesse d’une éducation sentimentale reposant sur une forme de mimétisme. Daniel reproduit en effet le dangereux numéro d’un circassien avant de suivre l’exemple d’un garçon plus âgé embrassant une fille au cinéma. Dans cette scène, le protagoniste quitte la projection de Pandora d’Albert Lewin avant la fin, n’ayant plus besoin de vivre l’amour par procuration (à l’écran comme dans la vie, où il observe des amants s’étreindre dans la nuit) maintenant qu’il est passé à l’acte. La manière dont la caméra tourne à la fin autour de son couple, dans un bel instant suspendu, restitue toute l’intensité de ses premiers émois.
Dans Un petit cas de conscience, sorti en 2002 et à nouveau visible en salle, Marie-Claude Treilhou (dont le festival de Belfort exhumait déjà en 2018 le génial Simone Barbès ou la vertu) s’attache quant à elle à retracer l’émergence d’un soupçon. Le film raconte l’histoire d’un couple de femmes qui, après s’être fait cambrioler leur maison de campagne, commencent à douter de leurs connaissances les plus proches. La situation prend des proportions démesurées et menace même de fissurer de vieilles amitiés. Chaque personnage y va de son interprétation, révélatrice de sa propre vision de la société : loin d’être figée, la morale dépend avant tout de l’histoire de chacun. Partant d’une atmosphère a priori glaçante, empoisonnée par la méfiance et le conflit, la cinéaste signe un film néanmoins étonnamment léger, reposant beaucoup sur le jeu imparfait des acteurs (les cinéastes Dominique Cabrera, Alain Guiraudie ou la réalisatrice elle-même) et leurs dialogues extrêmement littéraires, presque sentencieux, en parfait décalage avec le prosaïsme de la situation.
Un petit cas de conscience de Marie-Claude Treilhou
La Romancière, le film et le heureux hasard de Hong Sang-soo, dont la sortie par Arizona Distribution est prévue le 15 février 2023, figure davantage un éveil des sens. Kilsoo (Kim Min-hee) possède ainsi « un regard de faucon » en même temps qu’un odorat surdéveloppé lui permettant de reconnaître un plat à des mètres de distance. Les extérieurs, toujours plus surexposés, témoignent également d’une sensibilité aiguë à la lumière : les êtres, qui scrutent des paysages pareils à des toiles abstraites, semblent alors à même de déchiffrer l’invisible. Il est encore ici question d’apprentissage, notamment lorsqu’une femme s’initie patiemment au langage des signes à travers une chorégraphie de gestes répétés. La scène n’est pas sans évoquer la façon dont le cinéaste est parvenu à inventer un style propre en reconduisant, de film en film, des motifs similaires. On regrette tout de même que cette dimension autofictionnelle, souvent à l’œuvre chez le cinéaste, soit ici plus explicite que d’ordinaire. Le personnage d’actrice en retrait interprété par Kim Min-hee (elle n’apparaissait d’ailleurs pas dans Juste sous vos yeux et jouait un rôle secondaire dans Introduction) va même jusqu’à susciter un certain malaise, donnant lieu à un dialogue éprouvant de par sa longueur et les reproches qui lui sont adressés par le réalisateur (Hae-hyo Kwon). À l’image du court-métrage imaginé par la romancière, où il s’agit de rester alerte afin de capter la vérité de l’actrice, le film s’achèvera toutefois, par l’entremise d’un passage du noir et blanc à la couleur, et par extension de la fiction vers le réel, sur un dénouement bouleversant.
Chloé Cavillier