Après plusieurs travaux entre théâtre et cinéma, Eléonore Weber rassemble, pour son premier long-métrage, des images filmées par des hélicoptères sur le terrain d’opérations militaires. Une initiative qui ne va pas sans interroger les liens que tissent guerre et cinéma, et par extension la possibilité d’une résistance à l’œil-prédateur des caméras.
Au-dessus des plaines afghanes, la caméra est un soleil noir. Ubiquitaire et volatile, elle illumine les silhouettes qui tentent de se mettre à l’ombre de son regard, dans les fourrés ou sous des couvertures gelées. Nous sommes en pleine nuit, et la caméra s’accompagne d’une interface qui exhibe sans pudeur l’ensemble de ses éléments : coordonnées, boussoles, pointeurs, statistiques, autant de figures et de données qui nous informent que les images que nous voyons ne visent au fond qu’à détecter et à éliminer. « Dans le principe du cinéma repose une mort mécanisée ». En rappelant que l’une des inventions d’Etienne Jules-Marey consistait en un fusil chronophotographique, l’archéologue des médias Friedrich Kittler ne prenait aucun détour pour affirmer l’équivalence des deux procédures permettant de figer un objet mobile dans l’espace : « to shoot and to film. » Avec Il n’y aura plus de nuit, Eléonore Weber montre à quel point ces deux actions, filmer et tuer, sont amenées à se confondre et se compléter l’une l’autre. Le constat dressé par le documentaire, qui réunit des séquences d’opérations militaires depuis le point de vue de tireurs armés d’une vision nocturne, est à cet égard particulièrement édifiant. Dans les guerres contemporaines, conflits optiques et asymétriques, l’œil est un prédateur en constante recherche de nouvelles proies – des cibles humaines réduites à des points luminescents qui déambulent sur la surface d’une terre aussi noire qu’un amas de cendres. Tout plan est un charnier en devenir. Chaque figure, un spectre en passe de retourner à la poussière. Le moindre zoom, recadrage ou panoramique, synonyme d’une mise à mort imminente. De cette faucheuse oculaire se dégagent pourtant une multitude de paradoxes, des nœuds qui ne semblent guère préoccuper ses opérateurs. L’horizon du « voir » est d’abord élargi par les filtres en même temps qu’il est dégradé par la pixellisation (on n’y voit à la fois tout et rien). La visualisation numérique permet ensuite de reconnaître toujours plus de gestes et d’interactions, mais produit par conséquent un trop-plein d’informations qui nécessite un temps important d’analyse – durée simultanément réduite par l’urgence qu’engendre la présence des hélicoptères. L’enregistrement d’une opération constitue enfin une archive accablante, mais peut également soutenir l’hypothèse d’une erreur d’appréciation, et donc ne faire preuve de rien si ce n’est des angles morts et des biais interprétatifs cachés dans les plis du visible.
L’horizon négatif
Compilation d’images d’archive récupérées sur Internet et accompagnées d’un récit en voix off qui relate le témoignage d’un tireur français, Il n’y aura plus de nuit n’est évidemment pas sans rappeler le travail d’Harun Farocki, qui n’a cessé de documenter le développement quelque peu inquiétant des « images opératoires » en lien avec la grande machinerie militaire (notamment dans Œil/machine). À la différence de Farocki, qui dispose ces images dans l’espace d’installations et de polyvisions pour inviter son spectateur à construire un autre regard (le sien), Eléonore Weber emprisonne son spectateur dans le cadre étriqué d’un viseur. Un parti pris à l’origine de quelques hallucinations plastiques, lorsqu’un hélicoptère survole un paysage dont le défilement produit, dans le cadre rectangulaire du canon, des traînées noires et blanches dont le mouvement contraste avec l’immobilité absolue de l’interface. Le monde extérieur semble alors se mettre en mouvement autour de l’objectif, et non l’inverse, comme un paradoxe inertiel aussi fascinant que terrifiant à l’égard de la réalité sordide que recouvre, sur les terrains où prennent place les conflits, ce bouleversement des repères. Si « plaisir visuel » et sentiment esthétique peuvent se dégager de ces toiles monochromes striées de lignes floues et de motifs compressés, ils sont profondément hantés, coupables de se manifester « à l’avant-scène d’une destruction instantanée. »

Mais comment faire encore du cinéma lorsque celui-ci n’apparaît plus que comme le bras armé de la guerre ? N’y aurait-il donc pas d’alternative à l’œil-tueur dépeint par Michael Powell dans Le Voyeur, où la caméra n’est plus qu’une baïonnette en quête de chair fraîche à éradiquer ? L’importance capitale de la voix off dans l’économie narrative du film en dit long sur la façon dont Éléonore Weber a décidé de résoudre, ou devrait-on dire de contourner, le problème. Ce qu’elle oppose à la « nuit surexposée » des appareils militaires relève principalement du commentaire distancié, d’un compte rendu oral qui refuse de prendre plastiquement forme sous peine de participer à son tour à la tyrannie de ce que Daney appelait le « visuel. » Pas de mise en pause, pas de rembobinage, pas d’altération des fragments et encore moins de contre-image. On devine le « regard » de la cinéaste entre les lignes d’un récital. Au mieux on l’entend, mais on ne le voit pas. Parce qu’il s’agit de ne pas faire du cinéma le théâtre d’une énième opération d’analyse visuelle, seule la voix off, qui s’articule autour d’un entretien relaté au discours indirect (doublement à distance donc), fait office de maigre contrepoint. C’est comme si le cinéma devait rendre les armes face au monstre qu’il a engendré, tétanisé à l’idée d’alimenter la bête. En refusant de faire des rushs trouvés autre chose que des documents à partir desquels construire une pensée distanciée, Il n’y aura plus de nuit n’oppose à l’horreur des pointeurs thermiques qu’une relecture en vitesse accélérée des prédications répétées, des années durant, par Paul Virilio, allant même jusqu’à le paraphraser (« plus de proche, plus de lointain », etc.). Un passage inévitable pour appréhender ces images insoutenables, mais qui n’esquisse au fond qu’un début de réponse. La dernière séquence, qui sort des cockpits pour faire état, sur la terre ferme, de la précision des nouvelles caméras nocturnes, semble ainsi annoncer la fin de l’invisible et du hors-champ (devant l’objectif d’une caméra thermique, un homme joue ironiquement à se cacher derrière un buisson). À l’opposé de cette conclusion crépusculaire, le film aura précisément montré que voir davantage ne signifie pas clarifier le visible : si voir toujours plus implique de finir noyé sous un trop-plein de lumières et d’images, alors la fin de l’obscurité telle que nous la connaissons marque le début de nuits d’un nouveau genre – des nuits paradoxales qui appellent à trouver le nocturne, lieu de retraite et surtout de résistance, là où l’on ne le soupçonne pas (dans la nuit noire d’un pixel instable, d’un signe indéchiffrable, d’un trompe-l’œil, etc). À défaut d’emprunter pleinement une telle voie, le film aura été obnubilé, de bout de bout, par la lumière impie des missiles, au risque de finir à son tour aveuglé par cet horizon négatif.