Quelle mouche piqua donc en 1960 Michael Powell, jusque-là artisan respecté de l’industrie cinématographique britannique, l’incitant à s’aventurer sur un terrain hitchcockien où il allait saborder sa carrière d’un coup d’un seul, face à une critique nationale dont il sembla avoir sous-estimé la virulence puritaine ? Ultérieurement réévalué et hissé — sans doute un peu hâtivement — au rang de chef d’œuvre, Le Voyeur est quoi qu’il en soit un drôle de film, précurseur avec Psychose sorti la même année du slasher, spécimen efficace du genre, fascinant sur le plan théorique dans sa mise en scène de sa propre nature comme objet de terreur, et cependant empesé par son application à appuyer sa thématique.
La caméra et le masque
Le Voyeur expose son intention théorique dès ses images d’ouverture, désormais aussi célèbres qu’iconiques : un gros plan sur un œil attentif qui s’ouvre, suivi aussitôt d’un plan-séquence en vue subjective, le point de vue d’un homme filmant (avec une caméra dont la mire barre le cadre tel un masque) le prélude au crime qu’il va commettre. C’est entendu, et familier au cinéphile : on est d’emblée sur les pas d’un voyeur meurtrier, et nous faire observer la scène par ses yeux nous ramène à notre propre voyeurisme. Au même cinéphile, cette ouverture en rappellera fortement une autre, d’un slasher sorti dix-huit ans plus tard : Halloween de John Carpenter, dans lequel on entre similairement par les yeux du très jeune et très dérangé Michael Myers. Avec cependant quelques différences majeures qui font ressembler ce dernier film à une démonstration de ce que suggérait le précédent : Carpenter ne met pas de caméra en scène, et c’est bien un masque qui barre l’écran ; mais surtout, la main et le couteau qui tuent sont montrés. Le plan ne laisse aucune ambiguïté sur notre jouissance à partager le regard d’un assassin, et ce juste avant de se terminer sur son contre-champ terrassant, révélant pour la première fois que ce tueur est un enfant. Chez Powell, le plan ne laisse deviner qu’à la fin que le voyeur est aussi un meurtrier, et se termine sur le cri de terreur de la victime sur laquelle la caméra effectue un travelling avant que l’image ne se floute ; on n’aura vu ni l’arme du crime (qui sera révélée quand le tueur fera une nouvelle victime : une lame cachée dans le trépied de la caméra) ni l’acte de tuer (chose que Powell laissera constamment hors champ). Même avant d’avoir révélé l’identité du tueur — Mark, technicien caméra et photographe — et son instrument de mort évidemment symbolique, cette scène de meurtre inaugurale laisse entendre ce que le reste du film continuera de signifier : que c’est l’acte de filmer qui serait mortifère, et qu’en regardant ce qui est filmé — non la mort elle-même, mais l’effroi qui la précède, nous nous en rendrions complices.
Les filmeurs filmés
Conte de la pulsion scopique introduisant lui-même son regard dans les replis sordides de la société londonienne (prostitution et commerce de pornographie sous le manteau), Le Voyeur entend déclarer deux choses. Primo : tout le monde peut être un voyeur, le spectateur du film comme le bourgeois britannique bon teint. Secundo : si le voyeurisme est une infraction à l’intimité d’autrui pouvant être assimilé à un comportement de prédateur, l’acte de filmer est une étape supplémentaire dans la prédation, dont les conséquences peuvent être terribles. Et de celles-ci découle le spectacle dont nous jouissons, au cinéma ou ailleurs, ce que le montage signifie notamment par un effet de fondu — visuel et sonore — entre les derniers instants de la deuxième victime et une radio annonçant la fin des actualités. Le personnage de Mark assure la jonction de ces deux thèses, de par ses crimes mais aussi sa personnalité, ses occupations (technicien pour un studio de cinéma, il arrondit ses fins de mois en prenant des photos polissonnes), son enfance torturée (il a été le sujet d’expériences psychologiques violentes de son père, qui le filmait constamment). Powell pousse même la démarche « méta » jusqu’à mettre son propre travail dans cette perspective : il apparaît lui-même en abyme dans le rôle du père tourmenteur — en personne ou en voix off — dans les films tournés par ce dernier, et c’est son propre fils qui joue Mark enfant.
Or, tout en multipliant les initiatives de mise en scène dans ces directions théoriques, le film ne se montre pas sans quelques ambiguïtés qui brouillent un peu son message. D’abord, ce constat : on voit bien le cinéaste se mettre lui-même en scène pour signifier qu’il ne s’exclut pas de sa réflexion sur l’acte de filmer, mais qu’en est-il, précisément, de sa mise en scène de cette réflexion, de sa manipulation des images pour l’exprimer ? Cette mise en scène-là, il se voit bien obligé de la laisser hors du débat pour le diriger, et ainsi d’aménager une faille dans celui-ci. Et puis, un autre metteur en scène est exclu de la réflexion : le réalisateur des films du studio où Mark travaille, conforme à l’archétype du petit tyran colérique mais dont on ne pointe le comportement que sur un mode comique.
La vierge et les putains
On touche là à un curieux versant subsidiaire du Voyeur : à travers les deux emplois de Mark, Powell met dos à dos deux visions antagonistes du cinéma, celle défendue par l’institution et une autre moins contrôlée, plus libre, plus révélatrice selon lui de la nature prédatrice du cinéma. D’un côté, l’artificialité des films britanniques tournés en studio, dont le film ne se prive pas de moquer la vanité – jusqu’en prélude au deuxième meurtre, en offrant en contrepoint à la légèreté de la victime le visage fermé du tueur proférant des répliques cinglantes d’humour noir sous-entendu. De l’autre, la crudité indécente des images tournées par Mark hors studio, sous le manteau : femmes de petite vertu, expressions de terreur face à la mort, manœuvres policières. Allusion à la mutation en cours du cinéma britannique (le « Free Cinema » est passé par là), ou expression de la transition d’un cinéaste reconnu, désireux de sortir des ornières tracées par son duo au long cours avec Emeric Pressburger ? Le film ne répond pas à ces séduisantes hypothèses. Cependant, cette double peinture reflète d’une certaine façon la dualité du film lui-même, ou plutôt sa position intermédiaire, aventuré sur un terrain invitant à une audace qu’il ne se permet qu’avec précaution. On le sent coincé entre la nécessité de montrer (la provocation sexuelle) et la délicatesse le poussant à cacher (la violence meurtrière), entre l’attraction physique des corps des futures victimes et la sage retenue de la discrète et virginale Helen, la jeune voisine intéressée par Mark et qui, avant même de connaître ses crimes, met au jour sa perversion pour en formuler la condamnation morale et tâcher de l’en tirer. Ce reste de prudence moralisante participe à ce que Powell ne se place pas au même niveau que d’autres cinéastes ayant traité de la pulsion scopique (Hitchcock, Lang), et à faire de son film une étrange expérience : captivante par ses pistes et intuitions théoriques et esthétiques (voir le dernier instrument de Mark révélé à la fin, celui qui exacerbe la peur de ses victimes), et pourtant laissant à l’arrivée l’impression qu’il manque encore quelques pas pour franchir tout à fait la ligne, des pas qu’il laisse faire par d’autres.