Écholocation : le fait pour un aveugle, simple sur le papier, de parvenir à se repérer dans l’espace et à mieux sentir le monde qui l’entoure grâce aux sons – de ses pas, de ses doigts, de sa langue qui claquent dans l’air. Plus généralement, l’épatante capacité d’adaptation de quelqu’un à qui un sens fait défaut – et qui investit sur un autre les facultés non-utilisées par le premier. Tant de passionnantes histoires vraies racontées par le neurologue Oliver Sacks ou, plus près de nous, Jean-Claude Ameisen chaque samedi matin sur France Inter. Le cinéma s’en saisit avec cette coproduction européenne : un exemple sensible et simple, qui pousse malheureusement ses belles sensations vers un certain sentimentalisme.
Une clinique privée accueille au Portugal un groupe d’enfants aveugles, venus de pays différents. Leur quotidien est circonscrit à l’espace clôt de la clinique (ils n’en sortent pas) et, bien sûr, limité à une perception réduite du monde qui les entoure. Ceci jusqu’à ce que les rejoigne Ian, un spécialiste de l’orientation spatiale chargé d’ouvrir leurs horizons et leurs sens. Jeune homme cabossé, audacieux, idéaliste, Ian se relève de chacune de ses chutes (c’est sur lui, qui a deux yeux de verre, qu’il expérimente d’abord cette pratique qu’il veut apprendre aux autres), de chacun de ses échecs. Le personnage valorise, plus que la sécurité, l’intense possibilité pour ces aveugles de s’approprier le monde dans lequel ils vivent. Victime du scepticisme du directeur de la clinique, Ian entraîne dans son voyage sonore une pensionnaire de la clinique, plus âgée que les autres. Ainsi le film éprouve la foi d’un inadapté en la vie, face au manque d’audace des voyants.
Synesthésies et sentiments
Faire reposer l’intrigue d’un film sur un sens (en l’occurrence l’ouïe), cela peut donner lieu à un sensationnalisme facile. Andrzej Jakimowski choisit de ne pas donner à vivre ou ressentir le manque de repères des jeunes aveugles que Ian prend sous son aile. Les explorations du jeune professeur et de ses élèves (les classes se déroulent souvent dans la cour ensoleillée de leur clinique, qu’ils parcourent sans bouger) prennent la forme d’interrogations auxquelles répondent aussi bien les images que les propositions des élèves – qui découvrent le monde à l’aune de ces questions. Imagine décortique cette expérience (les interrogations de Ian mettent en lumière tel ou tel élément de l’espace pouvant les aider à s’y déplacer) de manière systématique, bien que romancée.
Et c’est dans cet espace de l’invention que le film tombe toutefois dans un sentimentalisme trop évident. Alors qu’il affirme qu’il faut s’approprier le monde et que l’imagination compte plus que la sécurité et la véracité, il montre trop, sur les visages des patients perdus, du jeune professeur incompris, de la jeune femme voulant profiter de la vie, il montre trop, donc, l’univocité de sentiments censés plonger dans l’empathie. C’est facile et dommage pour un film vantant si bien les mérites des sensations et de l’imagination, que de restreindre ainsi son espace, de chercher des raccourcis. De si peu montrer le frisson de l’audace qu’il y a à se jeter dans un monde qu’on ne voit pas. Imagine reste aveugle, en somme, à ce qu’il revendique lui-même : la puissance d’une introspection tournée vers l’extérieur. Il borne ainsi sa conclusion et les sentiments trop appuyés de ses personnages à un désir commun d’être comme tout le monde.
L’oreille imparfaite
Sans cette tendance à éteindre sa propre étincelle, le film sait montrer, avec sa caméra fixe, les visages à l’audition attentive. Ils analysent un monde invisible que nous, spectateurs, nous pourrons voir dans un contre-champ qui ajoutera à la caractérisation de cette pratique passionnante. Les questions du protagoniste et les sons se répondent habilement. Tous les bruits de l’environnement dans lequel les personnages évoluent ne sont pas donnés dès le départ, mais apparaissent, ou sont accentués ou isolés par les dialogues. Une méthode aussi simple qu’essentielle est ainsi décomposée sous nos yeux. Voyons cette scène très réussie dans laquelle Ian, sorti au port avec un des pensionnaire de la clinique, se tient avec lui sur le bord de mer, imaginant le paquebot qui – dit-il – leur fait face. Un paquebot qui restera, en tous cas dans cette séquence, en hors-champ. Ainsi, Andrzej Jakimowski joue avec une parfaite composition du matériau sensoriel offert par le cinéma, ne nous communiquant de l’expérience des personnages que le doute sur la réalité de ce qu’ils croient entendre. C’est une vision incomplète, périlleuse, que le film embrasse avec ses personnages ; partageant du même coup la richesse de cette exploration d’un sens, plus que le trouble de la vie dans le noir.
Imagine est un de ces films rares et précieux qui donnent envie de mieux sentir et appréhender le monde dans lequel nous vivons. À travers son personnage isolé – à cause de son audace et de son obstination, non de sa cécité – il propose une exploration sensible et ludique du monde, qui se propage et touche aussi bien d’autres personnages que, de l’autre côté de l’écran, le monde de chair et d’os qui y répond.