Entre 2005 et 2007, Armando Iannucci connaît un franc succès sur les chaînes du groupe BBC Four avec sa série The Thick of It. Il compose un portrait caustique de la vie politique britannique, en se concentrant sur un Ministère des Affaires sociales, où incompétence, opportunisme et jalousie se côtoient gaiement. Récompensé aux British Comedy Awards et aux BAFTA, ce portrait au vitriol d’une politique en crise séduit par son incorrection vivifiante, transmise au travers d’un style visuel naturaliste plaçant la série dans la lignée de The Office. Trublion génial, Armando Iannucci se fait encore remarquer en s’introduisant avec une fausse carte de presse dans les bureaux du département d’État à Washington, alors qu’il travaille au scénario d’un long-métrage. Conservant le style et le ton de sa création sérielle, il s’attaque alors à la politique internationale avec In the Loop. Aussi drôle qu’effrayant !
Simon Foster occupe un poste obscur au sein du gouvernement britannique : il est ministre du développement mondial. Dans les faits, il travaille dans un petit bureau vitré, quand il ne doit pas régler les soucis anecdotiques de ses administrés dans sa circonscription de Northampton. Lorsque la BBC l’interroge sur la situation au Moyen-Orient, cet homme idéaliste et gauche pense saisir l’occasion pour acquérir une véritable envergure politique. Mais en déclarant que « la guerre est imprévisible », il déclenche l’ire du directeur de la communication du Premier Ministre et se retrouve au centre des discussions houleuses opposant les « pro » et les « anti » sur la question d’une guerre en Irak. En Grande-Bretagne comme aux États-Unis, on s’affaire et l’on s’affole dans les couloirs du pouvoir sur ce sujet qui divise. À coups de comités secrets et de rapports aux noms improbables (« PAG-PIP » : Planification pour une Après-guerre — Paramètres, Implications et Possibilités), on se déchire chaque jour davantage. Dans ce contexte chaotique, Simon Foster, envoyé en mission à Washington, devient un enjeu inattendu. Karen Clarke, sous-secrétaire d’État américain chargée de la diplomatie, et son ambitieuse assistante, Liza Weld, comptent sur le soutien de cet homme pacifiste pour infléchir les discussions. Mais les « pro-guerre » interprètent les propos toujours hasardeux de Foster bien différemment. Linton Barwick, chargé de la politique étrangère américaine, entend l’utiliser à son avantage dans son comité secret. C’est sans compter la maladresse de Toby, l’assistant débutant de Simon Foster, qui révèle l’existence de ce comité de guerre à CNN sans le vouloir. Les jeux sont faits, rien ne va plus ! Au fil des tractations et des négociations entre nations, l’issue devient de plus en plus claire : la déclaration de guerre se jouera à New York, autour d’un vote à l’ONU. À en croire Iannucci, cette guerre n’était ni prévisible, ni imprévisible. Son déclenchement n’aura rien eu de spectaculaire, mais aura résulté d’une perte de contrôle généralisée dans des couloirs austères…
In the Loop reprend les partis pris visuels et scéniques de The Thick of It, mais le film est pourtant loin d’être un simple prolongement de la série, loin de relever de l’exploitation facile d’un filon. Alors que l’univers sériel tournait en dérision la cour de Downing Street dans une perspective très britanno-centrée, le film s’intéresse à un enjeu majeur de la politique internationale de ce début de ce début de vingt-et-unième siècle. Le dispositif de filmage apparaît alors essentiel pour rendre prégnante la confusion et la tension dans les coulisses de l’ordre mondial. Grâce à une caméra alerte et au naturel du jeu d’acteurs, le spectateur se retrouve dans la position inconfortable de témoin privilégié de l’Histoire. Propulsé dans les coulisses des hautes sphères, il assiste à une succession de scènes apparemment anecdotiques tout en ayant conscience de l’issue désastreuse à laquelle ces micro-événements vont conduire. In the Loop se moque de la politique internationale, de la bureaucratie mondialisée, des différences culturelles entre Américains et Britanniques. Emporté par l’irrévérence jouissive du film dans un rire cathartique, le spectateur découvre une galerie de personnages idéalistes et opportunistes, faisant preuve de bien peu de sens éthique et moral. Si Armando Iannucci crée des fonctions et des titres imaginaires, il évoque des faits historiques et s’inspire de personnages réels. Ainsi le comportement de Linton Barwick évoque celui Donald Rumsfeld ou Dick Cheney, la position pacifiste du général Miller rappelle celle de Colin Powell. Mais ces personnages de fiction sont avant tout montrés comme des êtres ordinaires, souvent faillibles, parfois insignifiants, peu conscients des conséquences réelles de leurs actes.
Présentateur d’émissions satiriques et chroniqueur politique, Armando Iannucci joue avec les mots et les singularités linguistiques. « To be in the thick of » : être au beau milieu de… la galère politique ? « To be in the loop » : être au courant, être dans la confidence… des puissants ? Toujours à côté de la plaque, ses personnages brillent pourtant soit par leur incompétence, soit par leur lâcheté, malgré des efforts permanents pour se donner une contenance. Comme la série, ce premier long-métrage doit beaucoup à la qualité de son écriture : un torrent des dialogues ciselés, parsemés de bordées d’insultes hallucinantes, proférées avec une conviction sans faille. Dans leurs costumes ternes éclairés par la lumière blafarde des néons de bâtiments administratifs, les protagonistes d’In the Loop surprennent par un sens égal de la répartie qui donne l’impression de pénétrer dans une « quatrième dimension ». Sauf qu’il ne s’agit pas d’un monde parallèle : les paroles prononcées dans ces bureaux aseptisés auront des conséquences concrètes sur l’ordre mondial. Flot flamboyant et intarissable, le langage apparaît en somme comme le personnage principal d’un récit à l’issue fatale, où le malaise grandit à mesure que les personnages perdent leur sens de la mesure. Se prenant toujours au sérieux, ils sont néanmoins noyés sous le son de leur propre voix. Le colérique Malcolm Tucker (déjà directeur de la communication britannique dans The Thick of It) porte à son paroxysme une fougue verbale confinant chez lui à la folie. L’expression de la vexation de Tucker, reçu à la Maison-Blanche par un très jeune assistant, constitue un bon échantillon de son style si particulier :
Toi, le gamin, à cette heure tu devrais être en bizutage, la tête dans les chiottes. Nous, Britanniques, avons déjà anéanti cette capitale de coincés en 1814 et je suis tout prêt à recommencer. En commençant par toi, l’enculé du collège. Arrête tes sarcasmes ou je bourre ta sale petite gueule de coton hygiénique, que ça te ressorte par le cul comme la queue du lapin de Playboy.
S’ils ne sont pas tous aussi cinglés, les personnages d’In the Loop sont tous maladroits à leur façon et comiques malgré eux. Alors, au fil des séquences, la comédie se fait drame. En revenant sur la genèse sans gloire d’un bourbier sans nom, In the Loop s’affiche comme le film le plus intelligent que l’on ait pu voir au sujet du conflit irakien, qui a pourtant déjà donné lieu à une abondante production cinématographique avant même d’être achevé…