De la difficulté de s’approprier une situation étrangère qu’on n’appréhende pas vraiment, dans laquelle on ne s’est incrusté que pour y être, sans pouvoir en assumer les conséquences. Quand Anaïs Barbeau-Lavalette décida qu’elle ferait un film sur un tel sujet, elle ne croyait sans doute pas y être si familière… Inch’Allah envoie son héroïne Chloé en mission humanitaire en Cisjordanie, et on sent vite qu’il partage par défaut le parti pris de cette dernière. La plupart des Israéliens mis en évidence portent l’uniforme de l’occupant, tandis que la plupart des Palestiniens sont pris dans la posture des victimes qui n’ont que la lutte armée pour se faire entendre. Les Israéliens refusent de considérer l’autre, « l’Arabe », tandis que les Palestiniens se voient comme abandonnés et se referment sur leur épreuve quotidienne. Mais Chloé, gentille, aimerait être solidaire avec les deux camps, voudrait qu’ils se donnent la main, ne ménage pas ses efforts pour cela, lors même que de toute évidence les autres n’adhèrent pas vraiment à son angélisme.
Le film, lui, s’efforce de ne choisir aucun camp, arrimé à son intention de jeter un regard critique sur les agissements de l’étrangère, celle qui s’efforce d’être au-dessus de la mêlée, arbitre de paix au sein d’un conflit dont les belligérants échappent à sa perception faite de trop d’évidences, et dont l’obstination à s’impliquer à tout prix finira par nuire à elle et aux autres. Or pour que ce regard critique porte, il aurait fallu au préalable qu’il prenne réellement et fermement position. Par exemple qu’il ne se rabatte pas, pour mettre en scène les deux peuples en vis-à-vis, sur les lieux communs de représentation (Israélien égale bidasse envahisseur, Palestinien égale miséreux armé de pierres et futur embrigadé dans le terrorisme). Qu’il fasse un peu plus qu’accompagner mollement le regard de son personnage, se condamnant par défaut à se faire l’écho d’un point de vue entaché, voulant s’ingérer dans une actualité vue à travers son filtre de bonne conscience occidentale. Qu’il ne limite pas, dans cette posture fragile, à dérouler sans effort les péripéties d’une intrigue ménagée pour articuler les intentions de départ.
À trop vouloir bien faire…
Certes, le scénario arrive à point nommé pour définir les situations mettant en évidence l’angélisme regrettable de l’héroïne et les dangers de ses bonnes intentions (on pense à la scène du check-point, plus subtile sur ce point que les bien lourdes dernières minutes à la sur-signification sommaire). Le problème est qu’à aucun moment on ne croit à cette mise en cause, tant la paresse du regard de la réalisatrice laisse penser qu’au fond cette distanciation vis-à-vis du personnage n’est que de pure forme — que le choix même d’un contexte aussi délicat que le conflit israélo-palestinien n’est qu’une option conventionnelle pour motiver son film.
Un détail, en particulier, trahit une nuisance trop familière dans le cinéma, celle d’une satisfaction professionnelle d’artisan prenant le pas sur le traitement sincère du sujet : une scène-clé qu’on croyait montée dans l’ordre chronologique, au point qu’une réplique nous laisse croire qu’elle s’y réfère rétrospectivement, se révèle in fine un flash-forward sournoisement camouflé par cette réplique. Pur coup de bluff ou sur-signification du « cycle de la violence » entre autres vagues banalités (auquel cas elle aurait pu au moins être plus honnête) ? En tout cas, confirmation que tout cela est raconté par des gens qui ne sont pas vraiment aussi impliquées que l’héroïne : bien détachés de la réalité et de la complexité de ce qu’ils filment (quand bien même ils feraient valoir leur expérience, comme les quelques films précédents de Barbeau-Lavalette sur le Moyen-Orient), qu’ils n’exploitent guère que comme assise pour leur petit savoir-faire, alors même qu’ironiquement, il leur suffirait d’être plus lucides et francs sur eux-mêmes pour tenir quelque chose. De ce genre d’attitude entre certitudes trop faciles et objectif polluant du travail bien fait, l’appréhension du monde par le cinéma n’a pas vraiment besoin.