Avec son sujet brûlant — un litige entre un garagiste chrétien libanais, colérique et xénophobe, et un ingénieur palestinien ayant eu le tort de l’insulter puis de le frapper alors que le premier avait ouvert les hostilités — L’Insulte a suscité au Liban un engouement certain grâce au tabou qu’il soulève enfin : la cohabitation difficile entre chrétiens libanais et réfugiés palestiniens, témoin de la tendance du pays au communautarisme. Une fragilité sociale consécutive aux plaies laissées ouvertes par la guerre civile de 1978, durant laquelle des groupes chrétiens, sunnites, chiites, druzes, palestiniens (entre autres) se sont entre-déchirés (et à laquelle se sont mêlés Israël et la Syrie).
Obsession de la guerre
L’Insulte se propose ainsi d’aborder frontalement certains non-dits qui composent encore le quotidien du pays, devenant le film-somme d’une rancune tenace enfin mise à plat. Les raisons de cette cicatrisation difficile peuvent notamment se comprendre par l’absence de transition politique et de procès lors du cessez-le-feu au début des années 1990, voyant ainsi les anciens chefs militaires devenir politiciens, et les (nombreux) crimes de guerres refoulés. Cette privation de véritable jugement a ainsi provoqué le contournement de toutes les questions de responsabilité, ce qui constitue d’ailleurs le fil conducteur du film : alors qu’un procès va opposer les deux protagonistes principaux, les avocats auront pour principales tâches de déresponsabiliser leurs actes en remontant aux origines du traumatisme et de l’adversité, la guerre civile elle-même.
En soi, le retour (mémoriel) à la guerre et à son spectre — c’est-à-dire l’acte traumatique dont le refoulement a précipité la fracture sociale — a été l’obsession d’une grande partie des productions cinématographiques libanaises. Prenant le relais, Doueiri cède hélas au piège esthétique de la simplification rhétorique, c’est-à-dire le déploiement des éléments diégétiques comme des faits produisant uniquement des résultats, et non des questionnements. L’utilisation réductrice et unilatérale des documents d’archives — notamment un discours de Bachir Gemayel prononcé dans les années 1980, et qui intéresse ici le réalisateur uniquement pour son contenu xénophobe — est, à ce sujet, problématique. Échauffé par ce discours qu’il écoute en boucle dans son garage, Tony ne laisse pas le temps à son interlocuteur, l’ingénieur Yasser, de présenter ses excuses et l’insulte outrageusement, entraînant l’agression. La maladresse de cette confrontation tient autant à l’instrumentalisation du discours (alors que Gemayel est une figure bien plus complexe à cerner) qu’à la construction formelle de la séquence : suspendant le dialogue pendant plusieurs secondes, le réalisateur Ziad Doueiri s’attarde sur l’extrait en question, soit une dilatation temporelle pour figurer la haine inexcusable (et potentiellement anachronique) qu’entretient le garagiste plus de trente ans après.
Aplatissement
Pris entre un sujet dont on ne peut saisir la complexité qu’en connaissance de l’aspect hétéroclite de la société libanaise et de ses tensions nationales, et une volonté d’ouverture à un public international (L’Insulte est d’ailleurs une co-production française), le scénario n’a d’autre choix que de réduire le débat à une opposition binaire entre deux camps (la position des communautés musulmanes libanaises est ici étonnamment tue).
Toute la mise en scène se résume ainsi à ce travail d’aplatissement et de présentation des effets. Sans horizon, elle n’a d’autre perspective que le champ de vision produit par les plans et le découpage : tout comme lors de la séquence des excuses avortées, la caméra importune défie la gravité et la géométrie des espaces pour y déceler au plus près des visages les réactions et les émotions des personnage. De ce fait, le récit n’a d’autre possibilité que d’épouser une trajectoire assez rectiligne, en ce sens qu’il avance avec assurance ses pions narratifs par palier émotif, tel un sommaire jeu d’action-réaction (insultes, coups puis diffamation qui entraînent procès puis manifestations à échelle nationale pour la cause palestinienne), soit, encore une fois, le résultat digéré du débat. Les scènes de procès voient d’ailleurs les témoins se succéder, permettant l’enchaînement des conclusions un peu hâtives (aucune séquence de préparation du témoin ou de plaidoirie).
Malgré son discours évidemment optimiste — une cohabitation possible esquissée lors d’un simple échange de regard entre Yasser et Tony — le film ne prend pas le risque de perdre son auditoire par des non-dits, se condamnant ainsi à une rationalisation pragmatique des plus absolues. Des flashs reviennent ainsi au garagiste pour figurer son traumatisme (alors qu’une photographie de son village natal, telle une image interdite, suffisait peut-être à y reconnaître toute la douleur passée). Le recours au procès apparaît également comme un bon support d’étalage juridique et contextuel. Même les sous-titres, indépendamment du film, empruntent la voie de la simplification (le parti politique des Forces Libanaises traduit par « Parti Chrétien », généralisation faussée puisque d’autres partis chrétiens existent). Si le sujet constituait donc une grande attente, le traitement est désespérément conformiste.