Comme chaque année, le palmarès du Festival de Cannes 2008 a eu son lot de déceptions. Du président Sean Penn, qui avait annoncé vouloir récompenser des films qui proposent une vision du monde contemporain, on attendait à l’évidence qu’il voie dans 24 City de Jia Zhang-ke ou dans Valse avec Bachir non seulement une expérimentation cinématographique passionnante, mais aussi des œuvres à l’univers à la fois « engagé » et subtil. Las. Jia Zhang-ke est reparti bredouille. Quant à Ari Folman, on imagine sa rancœur immense lorsque, invité lors de la soirée de remise des prix, il a compris qu’il n’avait été retenu que pour conserver un certain suspense. Pourtant, Valse avec Bachir avait a priori tout pour plaire, tant sur le fond (revisiter l’histoire obscure des massacres de Sabra et Chatila du côté israélien) que sur la forme (invention du « documentaire d’animation »). Superbe et instructif.
Une nuit, Ari, réalisateur de profession, retrouve un ancien ami dans un bar. Celui-ci lui raconte qu’il fait un cauchemar récurrent où il est poursuivi par une meute de chiens sauvages qui cherchent à le dévorer : pendant la guerre du Liban, il avait en effet été sommé de tuer les chiens qui risquaient de prévenir d’une attaque israélienne dans les bourgades ensommeillées. Cette même nuit, après avoir quitté son ami, Ari fait pour la première fois un cauchemar qui va ensuite continuer de le hanter : il se voit, jeune soldat dans l’armée israélienne, sortant de la mer avec ses camarades, puis croisant dans une rue une foule de femmes affolées, hurlant. Cherchant à comprendre d’où lui vient ce rêve, Ari retrouve ses compagnons d’infortune ayant, comme lui, été mobilisés d’office pour intervenir dans un pays en pleine guerre civile. Et la mémoire lui revient, lentement, jusqu’au terrible massacre de Sabra et Chatila, auquel il avait assisté et qu’il avait préféré oublier…
Formellement, Valse avec Bachir est une petite merveille. Le concept de départ était brillant : plutôt que de faire un documentaire ordinaire avec à la clé interviews et images d’archives (pour la plupart sans doute inexistantes), Ari Folman « s’anime » lui-même ainsi que ses interlocuteurs (dont il a gardé la voix), ce qui lui permet d’illustrer les souvenirs de chacun mêlés à des cauchemars dont la signification devient vite évidente. Si le graphisme est assez sommaire comparé à ce qui se fait en termes d’animation aujourd’hui, et évoque plutôt une bande dessinée animée, le travail de mise en scène fascine par sa précision : le montage, sec, le jeu sur les ombres, le passage du noir et blanc aux couleurs participent d’un désir de réflexion non seulement politique, mais surtout cinématographique. Témoin la recherche du moindre détail, comme cet enfant jouant au ballon en arrière-plan lors d’une discussion entre Ari et son psychiatre, détail a priori inutile mais qui permet à Valse avec Bachir de traduire le film d’animation en tableau vivant, empreint de réalisme.
La riche idée d’Ari Folman réside justement dans l’association cauchemar et réalité, film d’animation et documentaire. Dans chaque cauchemar réside une part de vérité à peine extrapolée, qui permet de glisser lentement du souvenir imagé de chaque soldat israélien dans la mise en scène proche du reportage de guerre, au point que le glissement de la fiction aux images d’archives dans les dernières scènes de film s’effectue sans à‑coups. Ainsi dans la séquence onirique de scène de rue, où Ari Folman commence par montrer la peur panique des soldats israéliens, bloqués dans des tranchées par des tirs de snipers, puis se fend de l’acte héroïque, absurde et meurtrier d’un homme se dressant au milieu de la bataille puis tirant dans le tas, évitant les balles perdues tout en esquissant des pas de valse. Puis, une fois plongé dans ses souvenirs qui prennent enfin corps, Ari revit la scène des massacres de Sabra et Chatila, suivie des images de l’époque, qui fonctionnent à la fois dans la continuité de la « fiction » et tombent comme un terrible couperet, où la réalité s’impose dans sa plus atroce vérité.
Valse avec Bachir n’est pourtant pas un film politique stricto sensu, au « message » violent et polémique. Mais Ari Folman, en mêlant la subjectivité de l’expérience personnelle et l’objectivité du documentariste, a le mérite de revenir sur une page obscure de l’histoire israélienne, où le pays s’est clairement rendu coupable de non-interventionnisme actif. La mémoire partielle (partiale?) d’Ari symbolise une politique claire d’oubli voulue par un régime qui n’avait pas clairement participé aux aveugles massacres des Palestiniens dans les camps de réfugiés libanais (perpétrés par des extrémistes chrétiens suite à l’assassinat du jeune président Bachir Gemayel) mais les avait en quelque sorte bénis en secret. Valse avec Bachir prend alors une dimension pédagogique certaine, où des images volontairement choquantes ne contrent pas l’exploration de l’ambiguïté humaine. Devant tant de décence et d’intelligence cinématographique, un Prix n’aurait pas été volé.