Après Les Amitiés maléfiques en 2006, Emmanuel Bourdieu, l’enfanteur de monstres, revient avec Intrusions. Ce vaudeville cérébral avec des personnages encore plus troubles et torturés accouche d’un résultat suffocant, entre deux eaux, qui laisse pantois le spectateur lambda, et sur sa faim le public averti… Intrusions ou comment j’ai raté ma recette intellectuelle ?
L’intrus, c’est tout le monde dans cette fiction où chacun, en proie à ses frustrations intimes, sabote la vie des autres : on espionne, on fait chanter, on empoisonne… Emmanuel Bourdieu et sa scénariste Marcia Romano donnent vie à des personnages fous, conçus avec des traits de caractérisation psychologique démesurés. Cette tendance à l’extrême, au pathologique, est unilatérale, car c’est la majorité des personnages qui tend à la recherche de leur plaisir nombriliste au détriment d’autrui. Pourtant, cette irréalité psychologique s’ancre paradoxalement, chez des personnages socialement réels et incarnés. Un grand patron et père possessif (Jacques Weber) fait chanter le comptable de son entreprise (Éric Elmosnino) après que celui-ci ait engrossé sa fille chérie et paumée (Natacha Régnier), en l’obligeant à se marier avec elle. Le plan machiavélique déraille lorsque le comptable, qui a été promu, décide de demander le divorce. Cette toile, c’est le fond d’une histoire qui vise à peindre des personnages dans lesquels le spectateur peut se reconnaître, annonce le réalisateur. Or, force est de constater que le milieu social dans lequel ils évoluent est bien loin de la réalité du commun des mortels, et l’opulence matérielle de ces protagonistes n’entraîne chez le spectateur aucune empathie envers leur imbécillité cruelle.
Dans ce quiproquo mondain on retrouve bien sûr, un ton, une atmosphère singulière, à laquelle on avait déjà goûté dans Les Amitiés maléfiques. Bien que plaçant son histoire sous le toit d’une famille de la « Haute », Emmanuel Bourdieu se permet des largesses avec les conventions. Le réalisateur ne manie pas le vraisemblable mais plutôt le faux-semblant. Les dialogues sont parfois irréels, proches des textes proférés dans les salles de théâtre parisiennes. Effectivement, Emmanuel Bourdieu emprunte beaucoup au théâtre, un art dans lequel il excelle puisqu’il est le dramaturge de Cyrano de Bergerac : la magnifique pièce mise en scène par Denis Podalydès à la Comédie Française, franc succès cette année. Il semble donc naturel de voir convoquée pour Intrusions une véritable troupe d’acteurs talentueux, issus des planches. Le film copie le théâtre jusque dans sa réalisation. Le terme « mise en scène » trouve avec Bourdieu une juste application au cinéma, dans la mesure où il utilise parfois son champ cinématographique comme une scène de théâtre : à l’instar de l’emploi de plans frontaux, et de l’éclairage souligné. Aussi, Intrusions est achalandé de plans serrés sur ses personnages, afin de capter leur réactions et émotions ; mais cette récurrence provoque une désagréable sensation d’étouffement.
Malgré tout, on ne peut enlever à Bourdieu son sens du romanesque qui donne à Intrusions un potentiel digne des grands Almodóvar. En effet, le réalisateur ibérique use aussi de personnages extrêmes qu’il sait mêler à un univers en adéquation avec les situations décalées, et qui s’affranchit du réel pour apporter une fantaisie cohérente, garante de son style. Là où Almodóvar, avec Femmes au bord de la crise de nerfs (pourtant conçu pour le théâtre), propose des trouvailles de mise en scène purement cinématographiques (par exemple le motif de la voix off d’Ivan), Bourdieu se handicape d’un discours riche d’intentions intéressantes que le film ne transcende pas, voire ignore.
Le cinéma c’est comme la cuisine. Il y a le fond : l’histoire, le mets qui rassasie ou laisse sur sa faim, et la forme, entendez le contenant, le plat qui va mettre en valeur la nourriture concrète ou celle de l’esprit. Ainsi, Bourdieu nous sert sa soupe dans des assiettes à dessert.