En 2012, Emmanuel Bourdieu et son producteur Jacques Kirsner avaient déclenché la polémique avec leur téléfilm sur Édouard Drumont, un polémiste anti-dreyfusard (Édouard Drumont, histoire d’un antisémite français). France 2 avait alors refusé de diffuser le long-métrage avant 23h. Explorer l’histoire littéraire et ses zones d’ombres, essayer de comprendre comment le talent littéraire peut coexister avec l’abjection, semble bien être encore un sujet tabou. En partant du livre de Milton Hindus L.-F. Céline tel que je l’ai vu publié en 1950, le duo Bourdieu-Kirsner choisit à nouveau d’explorer une des personnalités les plus polémiques de notre littérature : l’auteur consacré du Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit mais aussi de terribles pamphlets antisémites.
Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe pose avec clarté la question de savoir s’il faut tout pardonner à l’homme au nom de son génie littéraire. Céline est alors placé en résidence surveillée au Danemark, et attend son procès où il risque d’être envoyé en prison pour collaboration. De la visite de Milton Hindus, universitaire juif américain qui a déjà pris sa défense, dépend donc le salut de l’auteur : le soutien officiel d’un intellectuel juif le laverait définitivement de tout soupçon. Mais ce nouveau film d’Emmanuel Bourdieu ne parle pas tant d’Histoire que de Littérature : il fait de l’écriture un objet vénéneux de désir, de mensonge et de destruction. Il s’inscrit donc plutôt dans la continuité du film Les Amitiés maléfiques qu’il réalisa en 2006, où un jeune écrivain en herbe se laissait éblouir et manipuler par un futur écrivain charismatique.
Incarner un style
Comment faire vivre à l’image celui dont on connaît seulement la voix littéraire ? Personne, jusqu’ici, n’avait osé donner un corps à l’auteur du fameux « petit métro émotif », ce style charriant à toute vitesse lyrisme et réalisme, éloquence et oralité ordurière, humour et tragédie. Le réalisateur donne en fait assez peu à entendre les textes de Céline. C’est le personnage de Louis-Ferdinand qui devient l’incarnation de son style volontiers pamphlétaire, grâce au jeu truculent et clownesque de l’acteur Denis Lavant. Céline s’enflamme, explose en un flot intarissable de mots, vocifère, insulte, parle autant de littérature que de « mater le cul de Lucette » son épouse. Loin de cabotiner, Denis Lavant offre une performance parfaitement juste, enrichie de son habitude du théâtre et de ses autres personnages de cinéma à la trivialité décomplexée comme « Monsieur Merde » dans Tokyo ! et Holy Motors de Leos Carax ou « André » dans 21 nuits avec Pattie des frères Larrieu.
Les mystères de la création
Le personnage de l’écrivain devient ainsi spectaculaire. Bien souvent, le plan se mue en scène de théâtre où l’auteur évolue seul comme un acteur tandis qu’un autre personnage – Lucette ou Milton – l’observe au bord du cadre. La création littéraire semble l’objet d’une irrésistible fascination, comme dans Les Amitiés maléfiques. « Pénétrer dans l’antre de la création », en percer les mystères, voilà en effet le projet secret de Milton Hindus qui aspire, lui aussi, à faire un livre. Au fond, c’est le film entier qui accompagne le projet du jeune homme : la caméra, penchée par-dessus l’épaule de ses personnages en train d’écrire, ou soudainement immobilisée en gros plan sur l’écriture fulgurante d’une page par Céline, semble traquer avidement le moindre indice expliquant le génie littéraire. Le film prend alors l’allure d’un jeu d’espionnage entre les deux personnages rivaux où chacun cherche à découvrir les secrets littéraires de l’autre.
La littérature et le mal
Les drames littéraires d’Emmanuel Bourdieu ont ainsi quelque chose du film noir : ils nous plongent dans un milieu violent et cynique, plein de jalousie et de fureur, où la littérature ne va pas sans manipulation. Là est l’originalité du cinéma de Bourdieu qui pare son univers intimiste et lettré d’un éclat venimeux. La composition de l’image et le cadrage, qui filment le plus souvent Céline, Lucette et Hindus en un plan unique, soulignent ces jeux de pouvoir entre personnage. La théâtralité du film s’en trouve d’ailleurs renforcée et prend alors un sens bien précis – ici, tout le monde joue un rôle et se met en scène. Au début, le couple Louis-Ferdinand/Lucette, placé au premier plan, encadre fréquemment Milton, isolé et piégé au milieu du champ. À mesure que l’intellectuel américain prend conscience de l’antisémitisme que ses hôtes tentent de dissimuler, il gagne les bords du cadre et le premier plan pour mieux observer à distance l’auteur placé au fond de l’image.
L’intrigue suit donc une progression sans surprise vers le dégoût et la désillusion. A la question de « l’homme et l’œuvre », la réponse est sans appel : la personnalité de Céline, malgré tout son talent, devient indéfendable et laisse place au constat écœuré d’un triste naufrage moral, d’une véritable catastrophe humaine.
Si l’on peut regretter le caractère monotone et linéaire du scénario et le martèlement trop insistant de cette conclusion, le film réussit plutôt bien le double portrait émouvant de deux personnages rongés et progressivement détruits par leurs tourments littéraires. Ce sont donc la littérature et l’écriture qui deviennent fatales dans le cinéma d’Emmanuel Bourdieu. Jusqu’au bout, elles paraîtront comme autant de caches séduisants posés sur l’horreur du réel. Les moments de lecture des pages lumineuses du Voyage ou des lettres optimistes de la petite amie de l’Américain créent une contradiction douloureuse avec les conversations de plus en plus délirantes de l’écrivain sur Hitler et les Juifs. Au fond la phrase-clé du film est prononcée dès son ouverture par Céline, le clown catastrophique : « Qu’est-ce que la littérature ? Le contraire de la vérité ! »