Depuis Mind Game, son film le plus célèbre, Masaaki Yuasa s’est à la fois distingué à la télévision et au cinéma, jusqu’à devenir l’un des auteurs les plus importants (et sans doute le plus iconoclaste) de l’animation japonaise contemporaine. Son style est reconnaissable entre mille, quand bien même il s’accorde, d’œuvre en œuvre, à celui des auteurs de mangas qu’il adapte (exemplairement, le trait net et anguleux de Taiyo Matsumoto dans la très belle série Ping Pong). Environnements abstraits, morceaux d’animation flash, images fixes, traits de visage rudimentaires ou encore aplats de couleurs numériques : les subterfuges sont multiples et témoignent d’une économie de moyens sciemment réduite nourrissant la forme de Yuasa. Nulle trace ici, ou presque, de décors réalistes et léchés dessinés par une horde d’assistants travaillant jour et nuit : l’animation de Yuasa parvient à combiner paradoxalement pauvreté et flamboyance. Le cinéaste s’en donne à cœur joie dans Inu-oh (film qui paraît tout de même un peu plus cher qu’un Night is Short, Walk On Girl), allant par exemple jusqu’à figurer des batailles navales épiques à l’aide de quelques coups de crayon grossiers. Nous sommes à l’ère Muromachi, au XIVe siècle ; Tomona, un jeune joueur de biwa aveugle, s’associe avec Inu-oh, créature étrange, adolescent malformé depuis la naissance à cause d’une malédiction.
À vrai dire, et c’est assez commun chez Yuasa, le film se maintient pendant un long moment dans un flou narratif, multipliant les personnages et les pistes dans un premier tiers ivre et chaotique. C’est que le cinéaste se montre extrêmement gourmand lorsqu’il s’agit d’explorer un folklore (ici, les biwa-hoshi et la danse du théâtre Nô) en le métamorphosant avec une fougue postmoderne. Film hybride par excellence, naviguant entre différents styles d’animation et anachronismes volontaires, Inu-oh fait du biwa l’équivalent d’une guitare électrique, tandis que les représentations dansées prennent la forme de concerts pop et presque punk. De longues séquences de spectacle viennent ainsi occuper la majeure partie de la deuxième moitié, riche en chansons étirées délivrant légendes mystérieuses au gré de couplets scandés et de refrains lancinants. Si Yuasa n’évite pas le caractère ronronnant de la répétition musicale (avec la foule populaire qui reprend en cœur la mélodie), il fait de ces scènes un pur espace de liberté formelle, abondant de phénomènes magiques et d’explosions de couleurs qu’il anime avec un plaisir évident. Dommage que ce désir de produire des séquences vertigineuses, entre le songe et la réalité, semble plus fort ici que celui de faire un film réellement tenu. Très rigoureux dans ses premières minutes, qui avancent sur un rythme effréné jusqu’à la scène terrible où Tomona perd la vue, puis dans son dénouement refermant les différents chapitres du récit, Inu-oh a du mal, en dehors de ces pôles, à trouver un équilibre entre les différents horizons qui l’habitent. Il n’est pas désagréable de divaguer dans les bas-fonds de ce Japon féodal, mais cette sensation de déséquilibre prouve surtout que l’art de Yuasa se déploie plus aisément sous une forme sérielle (outre Ping Pong, citons The Tatami Galaxy ou Keep Your Hands Off Eizouken!). Mis côte-côte dans un film d’une heure et demie, ses exploits fantasmagoriques impressionnent toujours, mais ils consument, en s’accumulant, une énergie impossible à maintenir dans la durée. Il arrive qu’un grand cinéaste soit meilleur sur petit écran.