Plus de dix ans après La Conquête de Clichy, Christophe Otzenberger suit la cavale désespérée d’un jeune repris de justice, coupable idéal d’un meurtre dont il n’a été que le témoin. Porté par le jeune Yann Trégouët, Itinéraires est un film plein de rage, à la fois sombre et profondément généreux.
Même si le dernier film de Christophe Otzenberger n’a pas l’opportunisme de certaines productions qui surfent avec complaisance sur les faits d’actualité, force est de reconnaître que le propos d’Itinéraires tombe à pic. Le bien triste scandale d’Outreau a permis de mettre à découvert les défauts d’un système judiciaire bourré d’a priori où la présomption de culpabilité a définitivement pris le pas sur la présomption d’innocence. Le discours démagogue de certains politiques n’arrange rien à l’affaire. Dans un pays où l’on exploite le mal-être d’une population pour mieux se poser en sauveur, certains n’hésitent pas un instant à s’acharner sur le coupable idéal. C’est le triste apprentissage que Thierry Chartier (Yann Trégouët, impressionnant) fera à ses dépens.
Placé chez sa grand-mère depuis son adolescence parce que son père ne veut plus de lui à la maison, le jeune Thierry aide son ami Rouillé à voler de la viande dans les abattoirs pour les revendre aux restaurateurs de la région. Jusqu’au jour où un différend les oppose à un de leurs clients. Rouillé s’empare d’un fusil et abat le restaurateur sous les yeux de son complice. Condamné à cinq années de prison, Thierry est de retour chez ses parents, bien décidé à reprendre le droit chemin. Mais la cohabitation n’est pas des plus faciles. Étouffé par la culpabilité, le jeune homme doit surmonter le mépris de son père alcoolique. Il se distrait avec une CB, discute avec les routiers de la région. Parce que l’un d’entre eux ne donne plus de nouvelles, Thierry se rend en pleine nuit sur une aire d’autoroute. Là, il trouve le routier en question tué d’une balle dans l’abdomen. Coupable idéal pour un meurtre mystérieux, Thierry commence alors une longue cavale désespérée pour tenter d’échapper à sa destinée.
Lorsque Thierry est rendu complice du premier meurtre, un lent travelling sert progressivement son visage fixe. Reprise régulièrement tout au long du film, cette scène tient surtout du leitmotiv et offre une vraie force formelle à Itinéraires. Atemporel, ce travelling marque ce point de bascule, ce moment à partir duquel plus rien ne sera comme avant, quoi qu’il arrive. Ce point de non-retour coupe définitivement le jeune homme de cette candeur qui le caractérisait au début. Désormais, le regard sombre, le corps plus lourd, il sait plus que quiconque que son retour à une vie normale sera un combat de tous les jours. Lorsqu’il découvre par mégarde le corps mutilé, son premier réflexe est de s’enfuir parce qu’il sait pertinemment que la justice ne le croira pas, qu’elle en fera le coupable parfait. Cet éclair de lucidité, cette intuition presque animale le pousse à courir à toutes jambes. Puis la raison, un sursaut de confiance le fait revenir sur les lieux du crime où la police commence ses investigations. Après tout, s’il n’a rien à se reprocher, il n’a rien à craindre. Et pourtant, après un entretien sans encombre, le commandant de police (Jacques Bonnaffé) l’inculpe pour homicide, persuadé de tenir un récidiviste qu’un juge d’instruction trop zélé se chargera de faire condamner dans les plus brefs délais. Parce qu’il ne peut croire à l’invraisemblable, Thierry trouve pourtant le moyen de s’échapper et commence une longue et épuisante cavale à travers les plaines du Nord. Échoué dans un petit village côtier, il se fait embaucher par Fontaine, un cafetier qui ne veut rien savoir de son passé, et rencontre Sandrine avec qui il va vivre une histoire d’amour, l’éloignant momentanément du tumulte de la fuite.
Si dans toute cette partie d’Itinéraires, la tension s’estompe progressivement pour laisser espérer l’existence d’une famille de substitution, Thierry sait que ce bonheur n’est qu’éphémère, qu’il faudra tôt ou tard reprendre la route pour contrer ce déterminisme qu’il refuse avec une rage admirable. Sans aucune complaisance ni manichéisme, Christophe Otzenberger suit au plus près cette cavale et les multiples choix qui s’imposent avec elle. Sa réalisation dépouillée, aux relents documentaires, évite les fioritures (pas de musique, éclairage naturel) pour aller droit à l’essentiel: quels choix pour Thierry? Le pluriel du titre nous renvoie à son dilemme : se rendre et faire confiance à la justice? Courir inlassablement au risque de ne jamais avoir une vie à soi ? Pourtant, le jeune homme ne manque pas d’alliés: quelques vieux habitants de son village qui ne le dénonceraient pour rien au monde, un avocat consterné qui se pose en situation d’illégalité, une petite amie prête à le suivre à l’étranger, même le commandant de police qui doute à son contact de l’évidence de sa culpabilité. Mais Christophe Otzenberger n’a que peu d’espoir. Au sein d’un système judiciaire où l’humain n’a plus sa place, la liberté n’a plus le droit de cité.