En revenant sur l’assassinat de Ben Barka en octobre 1965 à Paris, Serge Le Péron tenait un sujet en or. Sur les traces de Jean-Pierre Melville, l’ancien critique des Cahiers du Cinéma se laisse pourtant littéralement dépasser par son sujet, prisonnier d’une cinéphilie qui le fait constamment hésiter entre mimétisme et réelle proposition de cinéma.
Le 29 octobre 1965, Ben Barka, grande figure politique mondiale des années 1960, fut enlevé dans les rues de Paris puis sauvagement assassiné. Au moment de son interpellation commanditée, Ben Barka s’apprêtait à entrer dans la brasserie Lipp pour s’entretenir avec le cinéaste Georges Franju d’un projet de film sur la décolonisation dont l’écrivaine Marguerite Duras devait assurer l’écriture du scénario. Projet prétexte, en fait, organisé par un certain Georges Figon – un proche du réalisateur dupé des Yeux sans visage et de l’auteur trompée de L’Amant – pour rendre la future victime plus visible et donc plus vulnérable. Cette sombre affaire méconnue du grand public marque donc le point de départ du projet de Serge Le Péron, conscient d’un ensemble de possibles manifestement passionnants que lui offre ce pan de l’Histoire ubuesque. En grand cinéphile (Serge Le Péron est enseignant à l’université de Paris 8), tout le problème va donc être pour le réalisateur de gérer une grande connaissance du septième art et faire exister J’ai vu tuer Ben Barka au-delà des pièges récurrents du film à reconstitution où le mimétisme est souvent de mise (voir Oliver Twist de Roman Polanski).
Manifestement, l’histoire en elle-même n’est pourtant pas ce qui intéresse le plus le réalisateur et c’est le principal reproche qu’on est en droit de lui formuler. Au terme de l’heure quarante de projection, difficile d’y voir plus clair dans cette sombre affaire qui aurait impliqué l’État français, de comprendre exactement ce que représentait symboliquement Ben Barka et les raisons pour lesquelles on a souhaité l’éliminer. Le pourquoi de cette confusion ? Serge Le Péron multiplie délibérément les points de vue (Figon, Ben Barka, Franju, Duras) et fait de cette subjectivité l’essence même de son film (jusque dans le titre, référence à ce que déclara Georges Franju après l’enlèvement). Choix qui aurait pu se révéler très intéressant s’il n’était pas d’entrée contredit par la voix-off de Georges Figon posée comme seul élément « objectif » de l’histoire. L’homme, découvert mort dans son appartement dès la première scène, fait immédiatement déplacer le centre névralgique du film (et donc l’intérêt du spectateur finalement trompé par le titre) sur les raisons de son propre assassinat dont il nous donne quelques clés post-mortem (référence un peu trop évidente à Sunset Boulevard de Billy Wilder ou American Beauty de Sam Mendes).
Dès lors, la véracité historique n’étant plus la principale motivation du réalisateur, Paris devient également ce « vrai » avec lequel on peut faire du « faux », c’est-à-dire du cinéma. Soi-disant tourné dans les rues de la capitale fin octobre 1965, J’ai vu tuer Ben Barka se nourrit d’un décor hivernal, enneigé et donc hostile, où l’on écoute exclusivement du jazz dans les bars sombres des petites rues qui le sont tout autant. Ces clichés, qui caractériseraient n’importe quel mauvais polar, trouvent une étrange résonance lorsqu’ils sont confrontés au choix délibéré de multiplier les anachronismes (une Twingo aperçue dans une vitrine de magasin, une station de métro étrangement contemporaine) généralement traqués dans tout film historique. Du coup, si on peut s’offusquer de voir se mêler de réelles images d’archives à d’autres plans tournés dans un même noir et blanc, ou rire, dans un premier temps, du choix de Josiane Balasko pour « imiter » Marguerite Duras ou encore celui de Jean-Pierre Léaud pour incarner un Georges Franju bien loin de celui qui a existé, ces parti pris épousent finalement l’idée que quelque part, entre mimétisme (Balasko) et non-respect d’une réalité (Léaud), existe le cinéma. Difficile de dire ou de croire si cette « proposition » était consciemment voulue par Serge Le Péron qui se garde bien de trancher, laissant le spectateur dubitatif, incapable de dire si ce qu’il a vu valait vraiment la peine d’être montré. Le différentiel de savoir, propre au genre du polar, est ici si chaotique, que l’on ne sait plus où le cinéaste voulait en venir.
D’un point de vue strictement formel, Serge Le Péron hésite encore entre l’hommage aux cinéastes quasi intouchables (Alfred Hitchcock) et la pantomime de mises en scènes audacieuses (Gus Van Sant). Et c’est bien parmi ces convenances qu’on peine à croire à la sincérité de l’entreprise. Jouer avec la vraisemblance peut être un exercice des plus riches. Mais se jouer du déroulement de faits historiques, sans le souci de donner aux spectateurs des clefs de compréhension, paraît un exercice des plus périlleux, surtout lorsque l’auteur s’applique à ne jamais prendre une quelconque position vis-à-vis de ce mensonge d’État.
Serge Le Péron n’est ni un moraliste, ni un fabuliste. Ici, la fiction prend des allures de caution au service de sa propre pratique artistique. On aurait aimé baigner dans le royaume des illusions, lequel peut nous perdre comme nous sauver. Un monde largement décliné dans toute l’œuvre de l’immense Orson Welles. « L’art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité » dit Welles en citant Picasso à la fin de F for Fake (1974). Encore faudrait-il que tous les ingrédients de la mise en scène de l’illusion soient maîtrisés de bout en bout. Le manque cruel de générosité et d’audace dans la direction d’acteur en est la preuve la plus criante : les comédiens, en roue libre, composent leur personnage à leur guise. Jean-Pierre Léaud fuit la caméra, Balasko ne se propose qu’à elle, Berling semble se regarder jouer comme l’on s’écoute parler. Même l’interprétation de Sam Rockwell dans le film de George Clooney, Confessions d’un homme dangereux, avait su renouveler le genre, tout en nous faisant basculer de la réalité diégétique aux fantasmes extra-diégétiques de Chuck Harris.
Quant au montage qui se veut déstabilisant et interrogateur, il ne parvient qu’à poser en valeur esthétique le cafouillage le plus total. En bon stratège qu’il semble être, Serge Le Péron convoque moins notre imagination que l’étalage de sa vraisemblable maîtrise de l’art cinématographique. Du cinéma qui parle du cinéma ? Du cinéma qui surtout évite de parler de la vie.
L’histoire du renégat Ben Barka, parce qu’elle symbolise les méfaits de l’État français, aurait mérité une approche plus sensible, plus didactique et non cette parodie historique pour bobo politiquement correct. Car on se demande encore, quelques semaines après la projection, à qui s’adresse finalement Serge Le Péron. Aux artistes engagés dont il ne fait manifestement pas partie ? Aux spectateurs ignorants ? Aux politiques qui devraient se méfier du pouvoir des images ? Devant l’anachronisme de ce type d’interrogation, peut-être ne faut-il pas aller si loin, et se dire, qu’au fond, Serge Le Péron ne s’adresse qu’à lui-même. Et met en œuvre le processus d’exclusion du spectateur au service de son art de la monstration.