Billy Wilder est toujours célébré pour sa maîtrise de la comédie : c’est pourtant Boulevard du crépuscule qui reçoit généralement tous les éloges, comme s’il fallait absolument trouver une œuvre qui dépassât les autres, résolvant du même coup l’impossibilité de départager La Garçonnière de Certains l’aiment chaud. Cependant, il reste très peu du cinéaste de Sabrina dans ce film très noir, où le mythe hollywoodien est détruit à petit feu. Deux ans avant Les Ensorcelés et trois avant Chantons sous la pluie, le cinéma américain se regarde dans un miroir peu reluisant, que ni le glamour de Lana Turner, ni les claquettes de Gene Kelly ne parviendront à sauver.
Au départ, Boulevard du crépuscule prend des airs de polar. Comme dans Assurance sur la mort, la construction en flash-back et la voix-off du héros rythment le déroulement du récit. Seule originalité : ce héros est mort, et c’est de son corps étendu sur le ventre dans une piscine que Billy Wilder fait sortir sa voix, comme venue d’outre-tombe, pour raconter l’événement qui l’a conduit à ce tragique destin. L’homme s’appelle Joe Gillis. Scénariste sans succès et crève-la-faim, criblé de dettes, il fuyait les huissiers lorsque sa route a croisé celle d’une étrange demeure, située sur Hollywood Boulevard, la célèbre avenue aux milliers de villas. C’est avec cet incident que le polar se termine, et que l’on rentre dans un film qui n’appartient à aucun genre particulier. Car la rencontre que s’apprête à faire Joe Gillis n’est ni celle d’une femme fatale (ou si peu), ni d’une bande de gangsters. Dans cette maison fantôme, où le jeune scénariste n’aurait jamais dû mettre les pieds, vit en effet, hors de tous les codes connus, Norma Desmond, ancienne star du cinéma muet, pour qui le temps s’est arrêté lors de l’avènement du parlant et de la fin de sa carrière.
L’atmosphère gothique des décors, la construction en huis-clos, les yeux écarquillés et l’interprétation théâtrale de Gloria Swanson tiennent plus au fond du film d’horreur expressionniste que du film noir classique. Quand Joe Gillis entre dans cette demeure hantée, où l’on ignore le temps qui passe sans s’apercevoir de ses ravages, où deux êtres vivent dans l’autarcie la plus totale, il met le pied dans une toile d’araignée longtemps tissée et qui n’attendait que lui : celle de Norma, personnage hors normes, femme folle et pathétique à la fois, qui n’entend que ce qu’elle veut entendre et qui vit dans la conviction qu’elle « est grande [et que] ce sont les films qui sont petits ». Une fois que le regard de cette araignée s’est posé sur lui, que ses longs doigts décharnés se sont serrés sur son épaule, Joe est perdu. Il ne maîtrisera plus rien : ni son installation dans la villa de Norma, ni sa transformation en gigolo au service de la star déchue, ni sa mort, toutes orchestrées par cette maîtresse femme, dont la folie fascinante paralyse jusqu’aux journalistes venus filmer une criminelle et finalement muets devant l’aura d’une vedette quasi mourante, lors de la magnifique scène finale.
Dès son apparition, le personnage de Norma Desmond envahit l’écran, réduisant les autres au statut de marionnettes, dont elle agite les fils au gré de ses envies. Les intrigues secondaires, réduites, n’ont que peu ou pas d’importance, et le héros passe rapidement du statut de victime à celui de « bad boy », dont l’attitude méprisante, a priori fort compréhensible, prend rapidement un air de vilenie. Sans jamais condamner ou juger Norma Desmond, prenant plutôt son parti, Billy Wilder filme le versant monstrueux des stars, la terrible schizophrénie de ces célébrités qui finissent par ne plus savoir différencier leur individualité de leur personnalité publique. Norma Desmond la star du muet a absorbé Norma Desmond la femme : inconsciente des réalités, de la signification du bien et du mal, elle choisit de créer son propre monde, dans lequel les murs et les meubles sont couverts de ses photos, où les seuls films existants sont ceux dans lesquels elle eut le premier rôle, où tous doivent se plier à ses désirs, du réalisateur Cecil B. DeMille, son vieil ami, auquel elle confie la primeur de son prétendu « come-back », à son majordome, qui n’est autre que son premier mari… Mais si Norma Desmond reste au fond un personnage triste, pour lequel on ne peut qu’éprouver de l’empathie, c’est qu’elle n’est qu’une victime de l’inconstance d’Hollywood, qui place des êtres ordinaires sur un piédestal pour mieux les jeter ensuite comme des jouets dont on se lasse. Une réalité qui perdure, s’accentue même, et n’est pas prête de changer…
La force de Boulevard du crépuscule réside dans la mise en abyme extraordinaire que Billy Wilder réussit à orchestrer. Tournant son film en 1950, le cinéaste l’a voulu le plus « réaliste » possible. Toutes les actrices du muet ont été envisagées pour le rôle principal, de Pola Negri à Mary Pickford en passant par Greta Garbo (qui avait volontairement mis fin à sa carrière en 1941 pour qu’on ne la voie pas vieillir), avant que Gloria Swanson, jolie pin-up et véritable star des années 1920, n’accepte courageusement ce rôle difficile et destructeur. Wilder n’aurait pu trouver interprète plus convaincante, et l’actrice sut comprendre que ce film serait pour elle une façon de marquer l’histoire du cinéma, qui l’avait si vite oubliée. Car Gloria Swanson avait subi, comme son personnage, les tragiques effets du passage au cinéma parlant, elle qui eut plus d’admirateurs que n’importe qui au temps du muet. Ce sont les photos de jeunesse de Gloria Swanson que Norma contemple, et c’est le film Queen Kelly, dans lequel l’actrice eut le rôle principal, que Norma regarde continuellement. Les dédoublements schizophréniques de Boulevard du crépuscule ne s’arrêtent pas là : car le fameux Queen Kelly fut réalisé en 1924 par Erich von Stroheim, qui interprète ici Max von Mayerling (sic), majordome de Norma Desmond et ex-réalisateur du muet… Lorsque l’on connaît la tragique histoire de von Stroheim, qui, après l’affaire des Rapaces, eut beaucoup de difficultés à tourner d’autres films, on ne peut qu’admirer l’audace de Billy Wilder. Audace qui va jusqu’à introduire Buster Keaton parmi les vieux convives de Norma Desmond, ou Cecil B. DeMille himself, tournant en direct son film Samson et Dalila. Bien sûr, Cecil B. DeMille avait lui aussi dirigé Gloria Swanson lors de la grande époque du muet…
Ces précisions sont, dans le cas de Boulevard du crépuscule, bien plus que des anecdotes. Elles sont l’essence du film même. En 1950, Billy Wilder met déjà en scène le crépuscule d’Hollywood, qui vivait pourtant, de l’avis d’un cinéphile des années 2000, son âge d’or. Il filme l’écroulement d’un empire, les bouleversements du temps qui laisse ceux qui ne savent pas s’adapter sur le bord de la route. Il regarde l’abandon et l’oubli du cinéma « d’avant » comme Norma regarde ses rides dans le miroir, avec effarement et tristesse. Et ce sont ses larmes, et les nôtres, qui coulent à travers celles de Max von Mayerling, filmant une dernière fois le visage de sa bien-aimée emportée par la folie.