Sur fond d’histoire d’amour entre une Juive et un Arabe, Keren Yedaya réalise un très beau portrait de l’Israël contemporain dans l’une de ses villes symboles, Jaffa. Un film inspiré de la tradition populaire du cinéma égyptien en même temps qu’une œuvre politique subtilement servie par des personnages singuliers et une économie de dialogues bienvenue. Une belle réussite.
Keren Yedaya possède un don : avec une économie de moyens savamment orchestrée, elle fait surgir du sens en ouvrant des possibles. Son discours politique n’est jamais asséné frontalement, ses personnages, peu diserts, peuvent s’interpréter à l’infini. Avec des thèmes pourtant courants, voire rebattus, dans le cinéma israélien, elle parvient à renouveler la forme et à insuffler une grande force à son message. Message qui n’apparaît pas en première lecture, comme caché par une couche superficielle, mais qui est bien présent. Voir Jaffa, comme Mon trésor, précédent film de l’auteur, c’est comme ouvrir un livre dans lequel apparaît un sous texte au fur et à mesure de la lecture. Depuis Mon trésor (Caméra d’or au festival de Cannes en 2004), la jeune réalisatrice développe en effet une écriture cinématographique singulière : fluide, portant un récit dont le fond est violent même quand la forme paraît apaisée. Dans Mon trésor, elle mettait en scène la lutte d’une jeune fille pour sortir sa mère de la prostitution. Déjà, dans ce premier long-métrage, l’écriture était tout entière tournée vers les gestes, les sensations, la répétition de l’âpre quotidien dans l’espace clos d’un modeste appartement.
Dans Jaffa, Keren Yedaya fait de nouveau appel à ses deux actrices de Mon trésor : Ronit Elkabetz et Dana Ivgy. Le film se situe donc à Jaffa, faubourg de Tel-Aviv, aujourd’hui véritable ville, caractérisée par la cohabitation entre Juifs et Arabes israéliens. Jaffa, « la fiancée de la mer », « la ville aux oranges », incarne à la fois ce qui sépare les Israéliens et les Palestiniens (une cohabitation impossible) et ce qui les rapproche (une culture et une civilisation en partage). L’histoire se concentre autour de la famille de Reuven (Moni Moshonov) et d’Osnat (Ronit Elkabetz), milieu modeste, qui vit grâce aux revenus du garage qu’elle possède et où le père fait travailler ses enfants, Mali (Dana Ivgy) et Meir (Roy Assaf). En cachette de sa famille, Mali entretient une relation amoureuse avec Toufik, employé du garage. Elle est juive, il est arabe. Ils s’aiment. Ils attendent un enfant. Mais alors qu’ils se préparent à se marier secrètement, une violente bagarre éclate entre Meir et Toufik…
Pour filmer ce lieu symbole, la cinéaste s’éloigne des clichés de carte postale (la mer, le port, le soleil, les couleurs…) en délaissant, pour ses prises de vue, des outils tels que la grue, au profit notamment du zoom, en délimitant l’espace par les murs du garage et ceux de l’appartement pour ne laisser que peu de place à la rue. Le Jaffa de Keren Yedaya se situe dans les cœurs et les esprits de ses personnages davantage que dans les extérieurs, au milieu d’une population bigarrée. Cette prise de position permet de centrer le regard vers les haines rentrées, les mesquineries, le racisme non dit de la famille de Mali. Une femme froide et peu à l’aise dans ses sentiments maternels, un fils rebelle qui développe un racisme en réaction à l’impossibilité de trouver sa place, un père qui ne prend pas position. Seul le personnage interprété par Dana Yvgy, tout en force et fragilité, s’émancipe des clichés avant d’être violenté par le destin et de redevenir sujet de ses propres choix.
Keren Yedaya réussit le tour de force de filmer une histoire d’amour poignante et romantique, dans la lignée du cinéma populaire égyptien, en même temps qu’un récit éminemment politique. Les rebondissements scénaristiques tiennent en haleine un spectateur captivé par l’histoire d’amour tandis que les réactions des autres personnages et le poids historique du lieu le rappelle à la dimension tragique de cette terre d’Orient si malmenée.